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Roman Abramovitch, l’atout dans le jeu de Poutine ?
Samedi dernier, Roman Abramovitch, le propriétaire de Chelsea, a annoncé déléguer la gestion du club à la fondation caritative de ce dernier. Un retrait plus que logique pour le Russe, récemment appelé à participer aux négociations entre Moscou et Kiev et très proche de Vladimir Poutine. Trop proche pour continuer de diriger sereinement.
« Je confie aujourd’hui aux administrateurs de la fondation caritative de Chelsea la gestion et les soins du Chelsea FC. » Voici comment, en une phrase, une des personnes les plus influentes du football anglais et européen s’est retirée. Le 26 février dernier, quelques heures après le début de l’invasion russe en Ukraine, Roman Abramovitch n’avait d’autre choix que de prendre du recul, lui le président de Chelsea depuis 2003. En retrait du club, mais pas vraiment du conflit puisqu’il aurait été sollicité par l’Ukraine pour mener les négociations avec Moscou, comme révélé par deux journaux israéliens, lundi. Le puissant businessman serait même actuellement en Biélorussie.
Un ami de Poutine pour négocier avec Poutine ? Un choix intrigant, mais l’on peut supposer que le fait que ses grands-parents maternels soient ukrainiens légitime ce choix. Abramovitch étant de confession juive, ce serait ses « contacts juifs dans le pays » qui l’auraient interpellé selon Jewish News. Proche de Vladimir Poutine, il pourrait aussi voir d’un bon œil la sortie rapide de cette crise d’un point de vue personnel, alors que l’opinion publique ainsi que la classe politique britannique comptent le sanctionner. Si les liens entre le parti conservateur de Boris Johnson et les oligarques russes sont flous, l’opposition commence à pousser outre-Manche. Le Russe détient tellement d’actifs dans le royaume qu’il ne peut prendre ces éventuelles punitions à la légère.
Le mécène de Poutine
En réalité, Roman Abramovitch est l’un de ceux qui ont fait accéder Poutine au pouvoir, en 2000. Si Boris Eltsine, premier président post-URSS, était plutôt favorable à l’ouverture et à la libéralisation de la Russie, le parti communiste de l’époque pointe le bout de son nez, et une victoire des rouges aux présidentielles de 2001 n’est pas à exclure. Ce qui est hors de question pour Abramovitch, et tous les autres oligarques du pays. Un espoir naît alors : Vladimir Poutine. Ex-directeur du FSB (successeur du KGB), il est nommé président du gouvernement, l’équivalent du Premier ministre, avant de prendre la présidence de la fédération par intérim lorsque Boris Eltsine, trop affaibli par la maladie, démissionne. Le président de Chelsea – pas encore immiscé dans le football – et ses collègues aident Poutine à coups de millions de roubles à faire campagne. Abramovitch est même élu député en Tchoukotka, la région à l’extrême nord-est du territoire, avant d’en être le gouverneur quelques mois plus tard. Tout cet argent n’aura pas servi à rien, puisque Poutine est élu président au premier tour de l’élection présidentielle de 2000.
De là naîtra le grand amour entre les deux hommes. Poutine aime particulièrement Abramovitch par rapport au reste des plus grandes richesses du pays, car celui-ci n’a pas d’ambitions politiques, et ne désire pas avoir son mot à dire sur les décisions du président. Une des preuves de cette confiance : le rachat de Sibneft, la compagnie pétrolière d’Abramovitch, par l’État, pour 13 milliards de dollars en 2005. « C’est un très bon deal car il a vendu à un prix conséquent quand d’autres ont été forcés de brader leurs actifs », commentait l’analyste financier Marcel Salikhov pour L’Équipe. Pas d’ambitions politiques, mais des résultats probants en Tchoukotka, alors que le district autonome a triplé son produit régional brut sous son mandat de gouverneur (2000-2008). L’allié parfait pour le président Poutine.
Direction Londres
Avec l’élection de son poulain, le businessman se tourne vers les marchés européens. Et comme beaucoup de ses compatriotes fortunés, c’est l’Angleterre qui jouira de ses investissements. Surtout à Londres, rapidement surnommée Londongrad durant cette période. À force de flâner sur l’île, Abramovitch se prend de passion pour ce sport que l’on appelle football, et comme il est riche, se demande rapidement s’il ne peut pas acheter un club. C’est Pini Zahavi, bien connu en France pour avoir facilité le transfert de Neymar au PSG ou être l’agent de Bruno Genesio, qui a introduit Abramovitch au milieu du foot anglais en 2003. Match de Ligue des champions à Old Trafford, triplé de R9, Rio Ferdinand comme chauffeur sur le retour… la totale. Et ça marche, puisque le natif de Saratov se penche sérieusement sur la question. Manchester United n’est pas à vendre, mais Chelsea, endetté, l’est. 200 millions d’euros plus tard, les Blues passent sous pavillon russe à l’été 2003. Tout de suite, Abramovitch frappe un grand coup en attirant une pléiade de grands noms : Claude Makélélé, Hernán Crespo ou Juan Sebastián Verón pour ne citer qu’eux. Un peu moins de deux ans plus tard, Chelsea est champion d’Angleterre pour la première fois depuis cinquante ans.
Dès lors, les Blues s’installent comme une valeur sûre sur la scène nationale et continentale. Abramovitch, lui, cède un peu de son pouvoir au fur et à mesure, et n’entre dans les négociations que dans les dossiers chauds, comme la prolongation de Didier Drogba. Un retrait qui est surtout dû au refroidissement des relations entre le Royaume-Uni et la Russie à partir de 2006. Cette année-là, deux personnalités controversées russes sont assassinées : Anna Politkovskaïa, une journaliste, à Moscou et Alexandre Litvinenko, un ancien du KGB, empoisonné à Londres. Puis vient l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014. Et pour ne rien arranger, en 2018, Sergueï Skripal, un ancien agent russe devenu agent britannique, et sa fille sont empoisonnés à Salisbury, au sud de l’Angleterre. Avec ces événements, les oligarques russes, surtout très proches de Poutine comme Abramovitch, deviennent peu à peu persona non grata sur le territoire, et montrer patte blanche en dévoilant son portefeuille ne suffit plus.
Roman se fait tout petit
Entre 2018 et novembre 2021, Abramovitch n’avait d’ailleurs plus remis les pieds sur le territoire, son visa n’ayant jamais été renouvelé. Il est finalement retourné à Londres en novembre dernier, à la faveur d’un passeport israélien obtenu en mai 2018. Il assiste même au match nul entre Chelsea et Manchester United le 28 novembre. Puis disparaît à nouveau. Et l’on ne devrait pas le revoir de sitôt. Comme écrit dans son communiqué, c’est désormais l’association caritative du club qui s’occupe de Chelsea. Une fondation où il n’a placé aucun de ses associés russes et composée entièrement d’Anglais. À une exception près, puisque le président depuis 2003 est américain et s’appelle Bruce Buck. Cet avocat n’est pas inconnu du propriétaire : il est un ancien conseiller de Sibneft, l’ex-compagnie pétrolière d’Abramovitch, et il a été impliqué dans le processus de rachat du club.
Alexeï Navalny, l’opposant de Poutine le plus connu, après avoir survécu à un empoissonnement en 2020, avait dressé une liste des oligarques à sanctionner pour faire pression sur le pays. Roman Abramovitch était le premier nom. En revanche, sa fille, Sofia, doit être sur la liste noire du gouvernement après avoir décrié la décision de son pays d’envahir l’Ukraine sur Instagram. Avec tout ce boxon, le boss des Blues envisagerait de revendre Chelsea, alors que le Telegraph parle de trois offres qui pourraient tomber d’ici la fin de la semaine. Mais le propriétaire évaluerait le montant de son bien à trois milliards d’euros. Un montant qui a de quoi refroidir tout le monde, même des Saoudiens.
Par Léo Tourbe