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Roger Milla, instinct Makossa
Le 14 juin 1990, à la 76e minute du match opposant le Cameroun à la Roumanie lors du Mondial en Italie, Roger Milla claque ses premiers pas de Makossa, une danse urbaine camerounaise, pour fêter sa première réalisation dans la compétition. Une célébration purement instinctive, qu’il n’avait absolument pas préparée, ce qui la rend d’autant plus unique et iconique, encore aujourd’hui.
« Ça m’est venu sur le moment, juste après que j’ai marqué mon premier but. C’était de l’instinct. Je ne pouvais absolument pas prévoir de le faire avant le tournoi parce que je ne pouvais pas du tout savoir si le coach allait me faire jouer… » Voilà comment Roger Milla évoquait en 2014 à la BBC sa mythique célébration de but, un déhanché aussi éphémère que sensuel, qui a participé à faire grandir sa légende lors de la Coupe du monde 1990. Si l’icône camerounaise peine à expliquer ce qui l’a poussée à esquisser ces quelques pas de danse spontanés, on peut au moins rattacher ces derniers au mouvement musical dont ils sont issus, le Makossa, intimement lié aux origines de Milla.
Car avant d’être international camerounais, Roger Milla s’est formé en tant qu’adolescent puis jeune homme à Douala, la capitale économique du sud-ouest du pays, où il a joué de treize à vingt-deux ans au sein de deux des équipes locales, l’Éclair, puis les Léopards de Douala. « Et Douala, c’est précisément la ville et la région du Makossa, Milla en a forcément été imprégné » , explique Serge Dupont Tsakap, professeur de Makossa au centre culturel Momboye et danseur au théâtre national de Chaillot. Popularisé à la fin des années 1950, le Makossa, style musical aux sonorités résolument plus modernes et novatrices que les musiques traditionnelles camerounaises, prend son envol dans les bars de Douala au moment où le Cameroun a enclenché son processus de décolonisation, peu avant l’indépendance du pays en 1960.
Et puisque, comme l’explique Serge Dupont Tsakap, « le foot et le rythme sont deux concepts très liés au Cameroun » , il n’est pas tellement surprenant de voir des chanteurs de Makossa intégrer le football à certaines de leurs compositions. En 1972, le compositeur camerounais Manu Dibango compose ainsi le titre de Makossa Soul Makossa, qui devient l’hymne officiel de la Coupe d’Afrique des nations 1972. En 1981, c’est au tour du chanteur de Makossa Axel Mouna de rendre hommage, via son titre Juventus, à l’équipe de la Juventus Douala, formation de la ville dont le président et l’entraîneur ont trouvé la mort dans un accident de voiture. Le danse d’inspiration Makossa improvisée par Milla au poteau de corner sur la pelouse du stade San Nicola de Bari ressemble ainsi à un juste retour des choses, hommage inconscient d’un joueur emblématique à un style musical indissociable de l’histoire récente de son pays.
« Pas une Makossa, mais la Milla-danse »
Reste encore à savoir si le déhanché de Milla est véritablement à la hauteur de la légende qu’il a suscitée. Le Makossa façon Milla est plutôt minimaliste et bref, mais indéniablement jouissif. Une course de dératé jusqu’au poteau de corner, un bassin qui ne tient plus en place l’espace de trois, quatre secondes, la main sur le ventre et un jeu de jambes subtil, le tout rehaussé d’un sourire d’enfant qui tranche avec les trente-huit piges du bonhomme.
« On remarque tout de suite qu’il est à l’aise » , analyse Serge Dupont Tsakap. « Le Makossa, c’est une danse très ondulatoire qui utilise le bassin comme il le fait. C’est pour illustrer l’aspect coquin, sensuel, c’est presque sexuel en fait. » De quoi entrer directement en résonance avec l’extase de Milla, entré en cours de jeu face à la Roumanie, et qui permet aux siens de l’emporter grâce à un doublé dans les quinze dernières minutes. « Mais l’essence du Makossa, c’est aussi d’avoir de l’autodérision. Pour être un bon danseur, il faut s’accepter tel que tu es, avec le corps qui est le tien, il faut te lâcher afin de pouvoir casser les codes. Par exemple, quand Eto’o fait sa célébration de but où il mime un grand-père lorsqu’il jouait à Chelsea, c’est très Makossa dans l’esprit. C’est pareil quand Milla danse. Sa technique ne sort pas particulièrement du lot, de toute façon les footballeurs sont souvent trop rigides pour faire de grands danseurs, mais il habite et personnalise son propre Makossa, qui rappelons-le, est une danse un peu fourre-tout qui a puisé son influence dans le jazz, la rumba et de nombreux autres styles musicaux. » Un avis que ne contredira pas le principal intéressé, qui confiait à l’AFP en mai 2010 que sa célébration de but « n’est pas une Makossa, mais la Milla-danse! C’est un mélange de plusieurs danses camerounaises, pas seulement de la Makossa » . Rien d’étonnant à ce que vingt-six ans après, les célébrations de but aussi emblématiques et populaires que celle de Milla continuent à se compter sur les doigts d’une main. Car la Milla Danse restera à jamais le déhanché d’un seul homme, exécuté instinctivement lors d’un de ces après-midi italiens de l’été 1990, où les Lions indomptables n’ont peut-être jamais aussi bien porté leur surnom.
Par Adrien Candau