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Rinus et cortex
Rinus Michels, c'est l'entraîneur du grand Ajax et des himalayesques Pays-Bas de 1974. Rinus Michels, c'est l'un des rares inventeurs, il y a 50 ans, du football qu'on pratique aujourd'hui, en 2013. Rinus Michels, c'est la naissance du football moderne.
« Je ressens une satisfaction extrême pour des raisons que je ne veux pas expliquer. » Rinus Michels a la voix brisée d’émotion : ses Oranje viennent de terrasser 2-1 la RFA au stade de Hambourg en demies de l’Euro allemand 1988. Michels est enfant de la guerre et comme tous ses compatriotes, y compris ses jeunes joueurs, il nourrit des sentiments anti-germaniques bien légitimes… Une fois l’Euro 88 acquis en finale contre l’URSS (2-0) au stade maudit de Munich de 1974, Rinus en remettra une couche : « Nous avons gagné le tournoi, mais nous savons tous que la demi-finale était la vraie finale. » Il est question de la guerre, encore, mais aussi de la revanche symbolique sur cette Allemagne qui avait brisé une deuxième fois le cœur de tout un pays en 1974, avec la défaite finale contre la Mannschaft de Beckenbauer (1-2)… À l’Euro 88 figure dans l’effectif de Michels un joueur emblématique, Arnold Mürhen (37 ans) : c’est le dernier rescapé du grand Ajax des années 70, l’Ajax du football total ! Car c’est Rinus Michels qui fut l’artisan technique et tactique de la révolution du jeu insufflé à Amsterdam à la fin des années 60.
Un détail crucial, d’abord : Rinus a été un grand attaquant ajacide entre 1946 et 1958. Buteur prolixe, il s’était fait une petite réputation au pays avec un quintuplé inscrit contre l’ADO avec Ajax (8-3)… Rinus a toujours pensé « offensif » , « attaque » , « buts » ! Le football total, donc… Déjà, il est normal que ce soit en Hollande, où on est au four et au moulin, que ce concept ait vu le jour (joke). Avant d’en arriver vers 1971 au fameux système-étalon reposant sur un 4-3-3, Michels a un peu tâtonné précédemment avec un 4-2-4 audacieux. La finale de C1 69 perdue 1-4 contre le Milan AC aurait convaincu Michels de densifier un peu plus son milieu de terrain… Qui sont les joueurs ? Dans les buts, Stuy, à qui il est demandé de participer au jeu en « gardien volant » , entre autres en relançant hors de sa surface et en anticipant en deuxième libero les raids d’un attaquant adverse du fait du positionnement haut du bloc ajacide. En défense, de droite à gauche : Suurbier, Hulshoff, Blankenburg (un Allemand) et Krol. Milieu : G. Mürhen, Nesskens, Haan. Attaque : Rep, Cruijff et Keizer. Chacun de ces noms a l’aura d’un chapitre de la Bible. Quel est leur rôle ? Multiforme, mais en tenant compte d’abord de leurs qualités individuelles propres. Car le football total de Michels est, avant tout, plus une façon de jouer qu’une stratégie rigide. L’apport tactique nouveau, ce sont les défenseurs devenus offensifs, mais à condition que l’attaquant puisse couvrir son partenaire. Ainsi, Krol peut monter dans le couloir gauche, mais Keizer devra couvrir. Idem à droite avec les montées ravageuses de Suurbier, mais que Rep protège par un repli rapide. Plus généralement, c’est par un système de coulissage (the position switching) que chacun doit occuper la place d’un partenaire qui se déplace, latéralement ou verticalement : Cruijff peur reculer en milieu axial si Neeskens se projette devant, etc. L’Ajax est un bloc fluide qui se déploie en attaque et qui se contracte en situation défensive où chacun dans sa zone, attaquants compris, participe au pressing. Les attaquants défendent et les défenseurs attaquent… À la récup, on se projette très vite devant pour exploiter le moindre espace : ce sont les fameuses « attaques par vague » caractéristiques de l’Ajax. Les remontées de balle prennent souvent 3 à 4 passes, pas plus. Une trouvaille tactique révolutionnaire permet à l’Ajax de jouer avec un bloc placé haut : le piège du hors-jeu (off-side trap) actionné autrefois par Vasović, puis par Blankenburg. À son signal, la ligne défensive remonte précipitamment pour piéger l’attaquant adverse. Inutile de rappeler que chaque joueur doit posséder un bagage technique très élevé et savoir faire la passe juste. Petit détail : les observateurs seront fascinés par les fameuses transversales ultra précises pour changer le jeu. Des transversales souvent suivies de contrôles aériens (et orientés vers l’avant), la jambe levée très haut. Un truc maîtrisé y compris par les défenseurs…
Un faux romantique
Mais le football du grand Ajax seventies repose sur l’inspiration géniale de Johan Cruijff. Comme on le disait à l’époque : à l’Ajax il y a deux entraîneurs, Michels sur la touche et Cruijff sur le terrain… D’abord, Cruijff échappe au positionnement fixe et peut se balader sur tout le front de l’attaque, se placer au milieu ou relancer la mécanique des lignes arrières. C’est lui aussi qui replace ses partenaires selon sa vision de l’espace et son appréciation de la vitesse de circulation du ballon : la balle doit arriver à tel endroit, à tel joueur, selon tel tempo ! Un truc de fou qui maintient l’équipe concentrée à 200 %, attentive aux gestes et aux ordres du n° 14. Et là, il n’y aucune analyse tactique à faire : c’est Cruijff et sa science mystérieuse qui décident et c’est aux autres de comprendre vite. Car les inspirations de Cruijff sont fulgurantes… Autre invention géniale du foot total : la polyvalence ! Chaque joueur connaît les caractéristiques de tous les postes et doit savoir s’y installer selon les circonstances. Ruud Krol, latéral gauche, est aussi capable de jouer libéro. Neeskens, milieu défensif axial est capable de jouer défenseur latéral droit ou se projeter devant comme un pur attaquant (meilleur buteur Oranje au Mondial 74, 5 buts !). Le milieu Arie Haan jouera défenseur axial avec les Oranje en 74, etc. La cohésion quasi télépathique qui subjugue le monde du foot tient aussi au fait que les joueurs ont grandi ensemble dans les équipes de jeunes avec les mêmes préceptes de jeu. Swaart, ailier droit d’avant Johnny Rep : « Quand je voyais Suurbier monter devant, je savais que je devais reculer : personne n’avait à me le dire. Au bout de deux ans, chacun savait ce qu’il avait à faire, et comment et où se positionner en fonction des autres. »
Dernière caractéristique, entre autres, du football total : une condition physique hors norme que Michels développera par un entraînement physique harassant. Car il faut être sans cesse concentré et en mouvement : outre les dribbles mortels de Cruijff, c’est aussi par la vitesse des déplacements et des transmissions que l’Ajax se crée des espaces devant. Se trouver des espaces ! Le foot total de l’Ajax consiste à étirer l’adversaire (avec deux ailiers), faire sortir les axiaux défensifs de leur base (on joue encore l’individuelle stricte à l’époque), déséquilibrer par le dribble, faire exploser le bloc adverse par des accélérations soudaines individuelles ou collectives… Même le jeu aérien est pris en compte : sur les 5 buts marqués lors des trois finales victorieuses de C1 (1971, 72, 73), trois buts furent marqués de la tête ! Tout était mis en œuvre pour faire plier des adversaires regroupés en défense. Car l’époque est au foot bunkérisé : les victoires des C1 1972 et 1973 (avec Stefan Kovačs ayant remplacé Michels, mais avec le même jeu) contre l’Inter, puis contre la Juve seront autant de défaites du jeu défensif destructeur des clubs italiens trop cyniques… Détail important : Rinus Michels exige de ses joueurs qu’ils se fassent respecter ! Le jeu dur fait aussi partie du foot pratiqué par l’Ajax et la Hollande 74 que Michels drivera. C’est un aspect méconnu du foot hollandais que l’on qualifie abusivement de « romantique » . Dans les années 60, il fallait en passer par là pour affronter en coupes d’Europe les cadors physiques anglais, italiens et allemands ou des pays de l’Est. Une question de vie ou de mort pour le petit football néerlandais… Dans les années 60, Michels virera de l’Ajax tous les défenseurs manquant de « caractère » !
Un concert de Whitney Houston avant la finale de 1988
Rinus Michels appliquera les mêmes préceptes du foot total de l’Ajax avec les Pays-Bas en 1974, avec pas mal de joueurs ajacides dans le 11 de départ. Un match anthologique ? Hollande-Brésil (2-0), bien sûr ! En demies (deuxième phase de poules en fait). Du foot total illustré. Premier but de Nesskens, milieu défensif axial qui se mue en pur n°9 sur un service de Cruijff, attaquant axial mais ici décalé en ailier droit. Et deuxième but de Cruijff en pur n°9, sur centre de l’arrière gauche Krol transformé en ailier gauche et lancé par Rensenbrick (ailier gauche, reculé ici en milieu) : imparable ! Les Brésiliens sont à la rue, dépassés par la vitesse de cette équipe protéiforme. En Amérique du Sud (surtout au Brésil et en Argentine), Rinus Michels est considéré comme le maître tacticien absolu : le plus bel hommage de deux grands pays de foot… La féerie légendaire et inoubliable des Oranje 74 finira tristement avec une défaite en finale contre la RFA (1-2). La vérité, c’est que la Mannschaft pratiquait aussi une autre forme de football total. Mais ça c’est une autre histoire… Rinus Michels coachera notablement le Barça (champion d’Espagne 1974 avec Johan 1er) et mettra en place la fameuse Dutch Connection qui révolutionnera avec lui, puis avec Cruijff, Van Gaal et Rijkaard le FC Barça. Michels coachera donc aussi les Oranje 88, champions d’Europe. Une autre merveille de jeu illustré par le but du siècle, la volée de Van Basten contre l’URSS en finale (2-0) sous les yeux incrédules du vieux Rinus qui se prend la tête dans les mains, sidéré. Van Basten a planté sur un centre du bon vieux Arnold Muhren. Michels, Van Basten, Murhen : trois générations ajacides au service éternel du beau jeu. Belle symbolique… Détail important : lors de cet Euro, Rinus Michels a troqué son traditionnel 4-3-3 (qui n’a pas fonctionné contre l’URSS au premier tour, 0-1) pour un 4-4-2 plus réaliste, avec devant sa paire milanaise Van Basten-Gullit. Preuve une fois de plus, que le football total de Michels appliqué en 1971 ou en 1988 est avant tout plus une façon de jouer qu’une stratégie rigide. Autre signe d’intelligence : l’Ajacide Michels a bâti son équipe sur le PSV Eindhoven très « germanique » vainqueur de la C1 88 avec Guus Hiddink. Enfin, en 88, les Oranje découvrent un autre Rinus, plus cool, et pas « le Général » . Ce surnom vient de sa discipline de fer exigée de tout temps et de son ton volontiers cassant, comme son humour aux vannes très sèches (Michels était aussi un géant d’un mètre 85 qui en imposait). Il s’en expliquera à Ruud Gullit : « Quand j’étais à l’Ajax, le foot n’était pas pro comme maintenant. Ta génération et toi avez appris à l’être. Vous connaissez tout de vos obligations. Je n’ai donc plus à être dur avec vous. » Pour la petite histoire, les Oranje iront voir un concert de Whitney Houston la veille de la finale contre l’URSS… Le vieux Rinus avait aussi beaucoup appris sur l’approche psychologique de gestion de groupe. Michels drivera une dernière fois les Pays-Bas à l’Euro 88, une équipe fantastique, mais qui se fera piéger par l’improbable Danemark repêché in extremis et mené par un Brian Laudrup on fire… Rinus Michels a été consacré meilleur entraîneur du XXe siècle par la FIFA. Une évidence.
À lire : La suite du top 100 des entraîneurs
Par Chérif Ghemmour