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Richarlison, un attaquant qui a du nez
En quelques années, Richarlison de Andrade, titulaire en pointe de la Seleção, est passé de vendeur de glaces ambulant à claquer un golaço contre la Serbie en mondovision. L’histoire est belle et à de quoi séduire. Et tant pis si elle est légèrement enjolivée...
À première vue, le destin de Richarlison est un grand classique brésilien : celui d’un meninoissu d’une famille déshéritée flirtant avec les armes et la drogue, mais qui, grâce à son talent balle au pied, troque les séjours en cellule pour la gloire des terrains de football. Une jolie histoire digne des meilleurs téléfilms de Noël pour celui qui vendait encore des glaces au chocolat dans les rues de Nova Venécia, sa ville natale, il n’y a pas si longtemps. Contrairement au storytelling des plus grands cracks brésiliens, Richarlison n’a pourtant pas grandi dans les favelas de Rio, São Paulo, Belo Horizonte ou Porto Alegre, terroirs des plus grands clubs du pays, mais dans une ville de 50 000 habitants isolée de tout, fondée au milieu des années 1950 par des descendants d’Italiens, dans le nord de l’État minuscule et quasi anonyme d’Espirito Santo. « Les footballeurs sortis d’ici, on les compte sur les doigts d’une main », admet Adauto Menegussi, natif de l’autoproclamée « Nouvelle Venise » et actuel président du Linhares Futebol Clube.
Menegussi parle en connaissance de cause, puisqu’il a été l’un des premiers de sa région à jouer au plus haut niveau. De 1989 à 1996, il a ainsi évolué aux États-Unis, dans une équipe de deuxième division qui s’appelait Valley Golden Eagles. Après lui, il y a eu un certain Régis Felisberto Masarin, passé par Flamengo et le Japon. Puis Somalia, 26 clubs en 23 ans de carrière… Bref, tous des types dont les carrières sont résumées en une seule ligne sur Wikipédia. Heureusement, il reste Maxwell et Savio, l’ancien du Real Madrid, les deux seuls joueurs capixabas à s’être réellement distingués ces 30 dernières années. « Il y a aussi eu Jussiê, l’ancien Bordelais, tente désespérément Menegussi. Mais avec Richarlison, on est clairement passé dans une autre catégorie, même s’il est longtemps resté hors des radars du monde professionnel. En fait, si sa prof d’EPS, une amie à moi, n’avait pas insisté pour que je vienne le superviser lorsqu’il avait 15 ans, je pense que personne n’en aurait jamais entendu parler… »
Le policier et les gâteaux faits maison
Ses premiers pas dans un club de foot, ce fils d’un maçon et d’une femme de ménage les doit à… un policier. Au début des années 2000, l’homme en question, José Inoch, monte avec son bataillon de la police militaire un projet social baptisé Association Luttons pour un futur meilleur (en VF), destiné aux jeunes des quartiers difficiles de la ville. Le but? Les éloigner du trafic et les intégrer dans la société par le football. L’agent repère le jeune Richarlison dans la cour de Pequeno Mundo, son école du quartier défavorisé de Vila Rubia, et l’intègre dans le projet en 2009, dans la catégorie U11. Là, Régis Felisberto Masarin, ancien de Flamengo et coéquipier de Zico au Kashima Antlers, prend le relais et l’entraîne pendant quatre ans. « On s’entraînait trois fois par semaine et on a commencé à avoir de très bons résultats dans la Copa Gazetinha, la plus grande compétition pour les enfants au Brésil, détaille-t-il. Rick avait déjà la vitesse, le dribble et surtout l’adresse avec les deux pieds devant le but. Il était très déterminé. Avec Daniel dos Anjos, qui est ensuite passé par la réserve de Benfica, ils formaient un duo d’attaque très efficace. »
Les chemins des deux complices se séparent fin 2012. À l’époque, Dos Anjos valide son ticket pour le centre de formation de Figueirense, à Florianopolis, dans le sud du pays, tandis que Richarlison se fait recaler par Avai, l’autre club de la capitale de l’État de Santa Catarina. Le recalé a alors 15 ans, vit avec ses quatre frères et sœurs chez sa mère et sa tante, et vend des sorbets et des gâteaux faits maison pour aider la famille, quand il ne lave pas des carrosseries dans une station-service. Pour éviter qu’il s’enfonce dans cette voie, Masarin lui dégote une place au Real Noroeste, à Aguia Branca, à une heure de route de Nova Venécia. Logé au centre d’entraînement de ce club qui ne dispute rien d’autre que le championnat régional, il partage alors sa chambre et de longues parties de PlayStation avec Alan Torres, de deux ans son aîné. « Il prenait toujours le Borussia Dortmund, parce qu’il était fasciné par leurs supporters, se souvient celui qui a fait le bonheur du STK Samorin, un club de deuxième division slovaque. On savait qu’il venait d’une famille très modeste, mais il n’en parlait pas. Il était toujours souriant, de bonne humeur, à déconner. »
Voilà pour le Richarlison colocataire. Et le footballeur ? « Sa principale différence avec les autres, c’est qu’il n’avait peur de rien ni de personne, souligne son ancien coéquipier. Il n’avait pas encore 17 ans, mais il jouait déjà avec nous en U20. Les défenseurs essayaient de l’intimider, mais ça ne fonctionnait pas. Au contraire, ça le motivait à être encore plus fort, d’ailleurs il a fini meilleur buteur du championnat. » Insuffisant, toutefois, pour attirer l’attention des recruteurs au-delà des frontières de ce no man’s land qu’est Espirito Santo.
Illico chez les pros
Pour le sortir du brouillard, c’est encore une fois Régis qui doit mettre la main à la pâte et activer ses réseaux. L’ex-coéquipier de Zico contacte un ami, un certain Nivaldo, qui a pour habitude d’emmener des jeunes promesses passer des essais dans les clubs pros, notamment à Belo Horizonte, à 600 kilomètres de route de Nova Venécia. Nivaldo connaît un agent, Renato Velasco, qui se charge de tâter le terrain. « Au départ, il devait faire un test à l’Atlético Mineiro, mais ça ne s’est pas fait, il y a eu un souci par rapport à son âge, assure ce dernier. Je connaissais bien le coordinateur général de l’América Mineiro (le troisième club de la ville, après l’Atlético et Cruzeiro, NDLR), donc il est allé là-bas. Il a flambé, et ils l’ont pris direct. Ils ont tout de suite demandé ses papiers pour l’inscrire et le faire jouer dès le week-end suivant avec les U17. Je suis allé le voir, il m’a plu, et je suis devenu son agent. » Nous sommes fin 2014, et la carrière de Richarlison peut enfin décoller. « Ironie du sort, dans le championnat régional U17, l’América se retrouve en finale contre l’Atlético Mineiro, complète Velasco. Rick vient d’arriver, il marque un doublé et offre le titre à l’América, le premier depuis 17 ans dans la catégorie. L’Atlético a alors essayé de le récupérer, mais c’était trop tard… »
Givanildo Oliveira, le coach de l’équipe première, alors en Serie B (la deuxième division brésilienne), le fait monter illico chez les pros. À la fin du premier entraînement collectif, lors d’une opposition entre titulaires et remplaçants, il le fait jouer les dix dernières minutes en pointe. Fernando Leal, le gardien des titulaires, n’a pas oublié cette séance. « La veille déjà, sur un exercice de finition, il nous avait allumés. On s’était regardés avec les autres en se demandant d’où il sortait. Là, il entre avec nous pour les toutes dernières minutes, je dégage, il gagne son duel aérien avec le premier défenseur, passe en vitesse devant le deuxième, dribble le gardien et marque dans le but vide. À ce moment-là, on a tous compris que ce gamin était différent. Plus rien ne pouvait l’arrêter. » Convoqué pour le match suivant contre Mogi Mirim, Richarlison entre en jeu en deuxième période et marque son premier but en pro. Huit autres buts suivront en 24 matchs, garantissant au Coelho la montée en Serie A et au garoto Richarlison les offres de tous les gros clubs de Rio et de São Paulo, en plus d’un joli contrat de sponsoring avec Nike.
Big Nose
Dès lors, c’est comme si le Veneciano voulait rattraper le temps perdu et montrer à tous ceux qui sont passés à côté de son talent à quel point ils pouvaient se mordre les doigts. À Fluminense, où il évolue un temps aux côtés de l’ancien Lyonnais Fred et sous les ordres de l’ancien coach de l’OM Abel Braga, il offre la victoire aux siens dès son premier Clásico contre Flamengo. Dans l’axe ou sur une aile, de la tête et des deux pieds, il signe 19 réalisations en 68 sorties sous le maillot tricolore. Suffisant pour qu’à l’été 2017, l’Ajax, qui pendant l’hiver a déjà recruté David Neres, son coéquipier chez les internationaux U20, lui fasse une belle proposition. Qu’il accepte, jusqu’à ce que Marco Silva, le coach portugais de Watford, lui vante les mérites du dix-septième de Premier League. Malgré son allergie au froid et à la pluie, le Brésilien opte étrangement pour l’Angleterre et ses longs ballons en l’air plutôt que pour la philosophie de jeu batave et la perspective de disputer la Ligue des champions…
En réalité, celui qui sera surnommé dès son arrivée « Big Nose » par ses nouveaux coéquipiers a eu du flair : d’abord parce que l’Ajax est sorti par Nice en tour préliminaire de la C1, ensuite parce que le foot anglais correspond en fait parfaitement à ses qualités. « Avant qu’il nous rejoigne, je n’avais jamais entendu parler de lui, avoue Christian Kabasele, le défenseur belge de Watford. Mais dès le premier entraînement, il a joué sans pression et sans se poser de questions. Il tentait beaucoup de choses que peu de joueurs tentent un premier jour. » C’est trois semaines plus tard, en ouverture du championnat, que l’ancien du KRC Genk réalise que son nouveau coéquipier a tout d’une bonne pioche. « On joue à Bournemouth, il est titulaire sur l’aile gauche, et là, je me rends compte que c’est un phénomène. Un ballon arrive en l’air sur son côté, il fait un contrôle orienté en mettant un petit pont à son adversaire au passage. » Ce jour-là, le Brésilien ouvre le score en fin de match et symbolise le début de saison tonitruant des Hornets. Pour couronner le tout, Richarlison ajoute à ses dribbles et percées des replis défensifs de chien fou dans son couloir gauche. « Quand on parle de joueurs brésiliens techniques avec le sens du but, on n’a pas l’habitude d’évoquer leur travail défensif, admet Kabasele. Lui a clairement ça en plus. Sur sa saison avec nous, il était dans le top 3 des joueurs de l’équipe qui taclaient le plus. » Alors quand Marco Silva, viré par Watford à la suite d’une nette dégradation des résultats, signe fin mai 2018 à Everton, sa priorité pour le mercato est évidente. Les Toffees mettent 45 millions de livres sur la table pour recruter le petit préféré du coach portugais.
Des pigeons et un doublé pipé
Aujourd’hui à Tottenham, où il a signé à l’été 2022, Richarlison, d’ordinaire plutôt timide, rejoue aisément sa success story dans les médias. Ses difficultés à percer, ses échecs à Avai et Figueirense, ses amis d’enfance morts ou en prison, le flingue qu’un narcotrafiquant de son quartier lui a un jour mis sur la tempe, son essai à l’América Mineiro, celui de la « dernière chance ». Le Brésilien a des trémolos dans la voix lorsqu’il évoque son essai à Belo Horizonte, où, pour pouvoir manger, il avait dépensé l’argent du billet de bus retour. Ce récit un poil guimauve, Flaris Olimpio da Rocha, le président du Real Noroeste, a du mal à l’avaler. Lui qui a accueilli l’adolescent au club la semaine et à la maison le week-end (« parce qu’il ne voulait pas rentrer chez lui à Nova Venécia, il disait ne pas bien s’entendre avec son beau-père ») propose une autre version des faits. Il se rappelle un tournoi en 2014 à Ibiraçu, non loin de la capitale de l’État, Vitória. « J’ai envoyé toute l’équipe là-bas. Ce Nivaldo l’a pris et l’a emmené à Belo Horizonte, sans nous demander notre avis ni nous donner aucune explication. Après ça, l’América nous a demandé de le libérer. C’est comme ça, c’est du business, tant mieux si ça a permis au petit de s’en sortir. Mais cette histoire qu’il raconte, celle du billet de bus et du dernier repas, a été inventée par Renato, son agent. »
Ce dernier, qui accuse de son côté le dirigeant du Noroeste d’avoir entravé la libération du joueur et réclamé 15% de sa future vente, aurait-il romancé le storytelling de l’attaquant pour le rendre plus éclatant qu’il ne l’était déjà ? Possible, sachant que le « doublé contre l’Atlético Mineiro, qui l’avait recalé, en finale du championnat U17 » était en fait… une simple passe décisive. Toujours est-il que Renato Velasco, jusqu’alors représentant de joueurs brésiliens de seconde zone, s’est consacré à mettre son heureuse trouvaille dans un cocon, dès ses débuts en pro. L’objectif ? Que le joueur ne pense qu’au football et à cette carrière qui a bien failli lui passer sous le big nose. À Rio, il l’installe à Recreio dos Bandeirantes, quartier aisé du sud de la ville, où il dispose d’un espace privé sur la plage du Pontal. À son arrivée à Londres, alors que Richarlison perd cinq kilos en quelques semaines de résidence dans un hôtel de la capitale à cause d’une gastronomie britannique peu à son goût, Renato prend le problème à bras-le-corps. Il fait ses valises, traverse l’Atlantique avec sa femme et emménage avec son poulain, pour jouer à la nounou H24. « Les gens se demandent comment il a réussi à s’adapter aussi facilement en Angleterre, mais ici, il ne lui manque rien, puisqu’on vit sous le même toit et que l’on s’occupe de tout, s’autofélicite le représentant. Ma femme gère son alimentation avec des produits importés du Brésil, et on reçoit beaucoup d’amis à la maison pour qu’il y ait toujours une bonne ambiance, une bonne énergie. »
Un feng shui qui lui a notamment permis d’être dans les petits papiers de Tite, grand fan de son profil hybride d’attaquant-ailier au physique de déménageur. Richarlison compte aussi Harry Redknapp parmi ses groupies. L’ancien coach des Spurs a ainsi osé le comparer à un certain « Fenomeno » : « Certaines petites choses qu’il fait me rappellent le jeune Ronaldo… » Farfelu? Sans doute. Reste qu’avant chaque match, dans le bus, Richarlison a pris l’habitude de se mater en boucle des vidéos de son illustre ancien pour se motiver. « Honnêtement, il nous parlait tout le temps de Ronaldo, détaille Fernando Leal, le gardien de l’América Mineiro. C’est trop tôt pour le comparer avec un tel joueur, mais je crois qu’il a hérité de certaines de ses caractéristiques, oui. » Depuis qu’il squatte la pointe de la Seleção, Ricky a étrangement changé de référence. Quelques jours après sa convocation pour le mondial Qatari, il expliquait ainsi vouloir ressembler à Ronaldinho. Le jouisseur, pas le footballeur : « Après le football, j’achèterai une île déserte et j’y serai entouré de jolies femme. Mon but, c’est de faire une photo comme celle que Ronnie avait prise dans sa piscine… » En attendant, il y a déjà la photo de lui en train de faire un retourné lors d’un match de Coupe du monde. Un bon début, assurément.
Par Paul Piquard et Léo Ruiz
Tous propos recueillis par PP et LR
Article publié dans le So Foot numéro 167 en juin 2019 et mis à jour