- Retraite de Patrice Évra
Retraite de Patrice Évra : La tournée du Pat’
Voilà, c'est fini : à 38 ans, Patrice Évra a annoncé lundi la fin de sa carrière. Il est peut-être ainsi temps de reposer le bonhomme au fond de son fauteuil : celui d'un géant de son époque.
Et si, à l’heure de projeter les images d’une carrière de plus de vingt ans sur le mur blanc de l’intérieur de notre crâne, il suffisait de se rendre à l’étal d’un rayon boucherie, plus précisément sous la lame d’une trancheuse à jambon qui serait alors représentée ici par les crampons subulés d’un Jimmy Floyd Hasselbaink déjà trentenaire ? C’est le mois de mai 2004, l’AS Monaco est à Londres et y dispute une demi-finale retour de Ligue des champions face au Chelsea de Claudio Ranieri. Un quart d’heure de jeu à peine, voilà le bistouri. Édouard Cissé, présent sur le billard du Bridge, raconte : « On voyait la chair, l’os, tout… À la mi-temps, le médecin lui dit qu’il doit recoudre et qu’il ne pourra pas reprendre le match. Là, Pat’ le regarde et lui répond : « Écoute, ce n’est pas comme ça qu’on va faire. Tu vas me recoudre, tu ne dis rien au coach, et je repars sur le terrain. » Quelques minutes plus tard, je lui ai demandé pourquoi il ne voulait pas sortir. Et il m’a dit : « Tu sais, moi, mon pain noir, je l’ai déjà mangé. » » Patrice Évra a alors 22 piges, une saison et demie de Ligue 1 accrochée à la ceinture, deux autres de Ligue 2 dans les poches, mais surtout une bonne dose de galères dans les chaussettes. Six ans plus tôt, il filait en Italie, lassé par les essais ratés à travers la France, et rejoignait Marsala, en Serie C1, sur les conseils d’un pizzaïolo qui arrondissait alors ses fins de mois en faisant le scout pour des clubs italiens. Là-bas, on voyait parfois l’unique joueur de couleur du coin seul, à part, en train de découper des escalopes « en quatre, une fois dans le sens de la longueur, une fois dans le sens de l’épaisseur, pour faire quatre repas au lieu d’un » . Puis, Évra se levait et repartait à « la guerre » . En voilà le résultat : aujourd’hui, Pat’ a 38 ans, vient de ranger ses crampons et de refermer une boîte sur laquelle il convient de sauter les deux pieds joints pour tout faire entrer. Pourquoi ? Parce que Patrice Évra est, et restera, un type à part.
Paratonnerre et pyramide
Un type dépliable dans tous les sens, dont le nom suffit à réveiller les souvenirs et à faire dresser quelques poils, mais qui doit, alors que le gosse des Ulis range sa cape, faire consensus sur un point : en short et balle au pied, Évra était un monument. Et, quitte à parler construction, il est bon de s’arrêter sur les fondations. Le fameux « pain noir » : le départ d’un père à l’âge de dix ans, une mère obligée de travailler au Tati Barbès et de s’occuper d’une dizaine d’enfants, le passage parfois obligatoire au McDo où bossait le frangin pour « profiter de son repas gratuit » , la baston adolescente pour atteindre un jour le sommet d’une pyramide dont il est possible « d’arriver au sommet… mais rester sur la pointe, c’est le plus dur » . Ça, à la sueur, Patrice Évra y est arrivé et il sera impossible de lui voler : on parle ici de trophées multiples (22, dont cinq Premier League, trois Serie A, une C1) et d’énormes responsabilités. Dans le foot, cela se traduit pour le côté visible par le capitanat, et Sir Alex Ferguson n’hésita pas à lui filer le bout de tissu sur un aveu : « Pat’, je ne sais pas ce que tu as à l’intérieur, mais tu arrives à transmettre ton énergie à tes coéquipiers et tu es toujours positif. Avant les matchs, tu dis toujours ce qu’il faut dire. » Raymond Domenech en fera de même, pour une issue différente, mais ça, c’est pour plus tard.
Car avant l’accompli, il y a eu l’apprenti : celui qui a dû renoncer à ses rêves de devenir un joueur offensif en débarquant à Nice, en 2000, et qui a ainsi dû découvrir l’humilité de participer aux phases défensives sous la pression de Salvioni ; celui qui fut remplacé à la mi-temps lors de son premier match à Manchester United lors d’un derby contre City et à qui Ferguson demande de s’asseoir pour regarder et apprendre ; celui en qui Deschamps a cru en lui demandant de ne pas prêter attention aux notes données dans L’Équipe ; celui, surtout, qui se comportait comme un ancien alors qu’il avait vingt ans à peine. Et alors ? Il était comme ça Évra : il l’ouvrait, et souvent pour protéger ses potes, il affichait un sourire quasi permanent et il enfilait les responsabilités tout en grimpant l’échelle du haut niveau avec la facilité d’un Thibaut Pinot en haut du Tourmalet. « La descente aura lieu, mais je veux qu’elle arrive le plus tard possible, et qu’elle soit la plus lente possible, expliquait-il à son arrivée à la Juventus, en 2014. C’est pour ça qu’à chaque fois que je m’entraîne, je me dis : « Patrice, tu n’as rien gagné. » Quand je suis arrivé en Italie, je me suis dit une chose : « Pat’, l’Évra de Manchester, c’est fini. Fini. Si tu échoues, les gens se souviendront seulement du présent. » » Aujourd’hui, le présent, c’est l’un des plus gros palmarès du foot français, mais aussi un souvenir glissé par François Manardo, l’ancien attaché de presse des Bleus : « Pat’, c’est le mec avec qui vous avez envie de partir en vacances, et à la guerre. »
« Je pourrais mourir pour vous tous »
Difficile de mieux cerner le bonhomme, qui n’a cessé de dégager au loin l’idée d’une mort sportive tout en préparant l’après, dès 2013, année où il a commencé à passer ses diplômes d’entraîneur sur les conseils de Ferguson qui voit en lui un coach en préparation. Ainsi, tout au long de la période internationale de Patrice Évra (2004-2016, 81 sélections), il était fréquent de voir des hommes bleus se tourner naturellement vers lui. Lors de l’Euro 2016, Évra était alors le chef, n’hésitait pas à voler au-dessus de Payet pour supplier la presse de ne pas « enflammer les joueurs » et le public de ne pas s’en prendre à Olivier Giroud, car « quand le public siffle, il siffle tous les joueurs » . Six ans plus tôt, le chef avait voulu partir au front, à Knysna, brassard au biceps, et avait convaincu ses équipiers d’opter pour la grève de l’entraînement plutôt qu’un boycott de match qui aurait valu à la FFF des sanctions plus lourdes (potentiellement la perte de l’organisation de l’Euro 2016, au passage). Finalement, Domenech lui arracha la lettre des mains après un échange raconté dans Le Parisien, lundi matin.
Patrice Évra : « Les joueurs veulent que je le lise… » Raymond Domenech : « C’est moi qui vais le lire parce que vous êtes de petits gamins. » Thierry Henry, dans le car : « Continue à aller au feu pour nous, continue ! » Patrice Évra : « Tu me connais, je pourrais mourir pour vous tous. »
Mais Raymond Domenech avait déjà commencé la lecture. Et derrière, Évra a en effet ramassé, avant de rester un capitaine sans tissu jusqu’à la fin de sa carrière chez les Bleus et de servir de lien entre les générations. Au-dessus de tout ça, l’homme parlait peu, mais savait quand et comment le faire : avec humour souvent, avec violence parfois, avec authenticité toujours, tout en défendant le fait que si un consultant peut s’exprimer sur tout ce qu’il souhaite, un joueur peut aussi répondre en toute circonstance. Problème, Patrice Évra aura choisi en certaines séquences l’insulte, ce qui discrédita son propos, avant de continuer à ramasser les breloques en crampons. De l’avis des autres, il explique s’en contrefoutre et il a sûrement raison. Sa fin de carrière aura pris ce sens : celle d’un homme qui n’avait plus rien à prouver, tel un papy se balançant dans son fauteuil avec un regard féroce et courageux, capable de déraper, d’insulter, d’être mis à la porte aussi, mais surtout de rester lui-même. Demain, que garderont-ils en mémoire ? Les joueurs : le souvenir d’un mec prêt à « prendre des pierres sur la tête pour n’importe quel coéquipier » . Pour le public, il espère : « Les gens ont vu un homme avec ses qualités et ses défauts, mais un homme vrai. Chacun a ses failles. On me déteste si on veut, mais on ne peut pas passer à côté de mes trophées. » Oui, c’est bien un géant qui vient de s’arrêter.
Par Maxime Brigand