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Référendum au Chili : le foot comme point de départ
Dimanche, le Chili votera pour changer la constitution héritée de la dictature de Pinochet, et entrer dans une nouvelle ère. La conséquence d’un mouvement citoyen qui ébranle le pays depuis un an et auquel le football n’est pas étranger. Loin de là.
C’est une vieille tradition. Quand le sport chilien a un triomphe à fêter, il se retrouve Plaza Italia, une vaste place qui est aussi le centre névralgique de Santiago. C’est ici que le pays a célébré à grands renforts de percussion et de pyrotechnie ses deux victoires en Copa América (2015 et 2016). Là aussi que les fans de Colo-Colo ou de la U de Chile, les deux grands clubs de la ville, se réunissent pour fêter leurs titres de champion et leurs faits de gloire. Depuis plus d’un an, les résultats de la sélection n’encouragent pas à l’optimisme. Le championnat national, lui, a été mis en sourdine durant de longs mois par la crise sanitaire. Pourtant, tous les soirs ou presque (excepté pendant le confinement), la place est noire de monde et d’agitation fébrile en raison d’un gigantesque mouvement citoyen qui a fait vaciller le pouvoir. L’objectif de ce que l’on a appelé au Chili l’estallido (le soulèvement) ? Renverser la table, changer le modèle ultralibéral et se débarrasser de l’héritage du pinochetisme. Rien à voir avec le football donc. Sauf que le mouvement citoyen qui a conduit à la tenue du référendum de dimanche pour obtenir une nouvelle constitution est intimement lié au sport roi. Explications.
Aránguiz président
Le 18 octobre 2019, la hausse du prix des tickets de métro, a priori anodine, est la goutte d’eau qui fait déborder le vase d’un mécontentement latent. Alors qu’une large part de la population chilienne a longtemps courbé l’échine devant certaines injustices et inégalités criantes, Santiago s’embrase. Au lieu de calmer le jeu, le président Pinera se déclare « en guerre » et s’invente un puissant ennemi intérieur. Immédiatement, les footballeurs réagissent. Le capitaine adoré de la sélection, Gary Medel, pas convaincu par la théorie de la cinquième colonne, dit que personne n’est en guerre, Claudio Bravo soutient le mouvement, Jean Beausejour hausse la voix. Les héros de la Roja donnent le ton. Pas un hasard pour l’historien et écrivain à succès Jorge Baradit : « Par ses succès sportifs et son attitude, la génération dorée du football chilien a opéré selon moi une sorte de déclic pour pas mal de gens. Ce sont des gamins venus des poblaciones (quartiers pauvres, N.D.L.R.) avec une attitude de défi par rapport à la vie, dans un pays où il y a toujours eu un culte de l’humilité, presque de docilité. Quelque part, ils ont prouvé aux Chiliens que l’on pouvait lutter contre sa condition. Je pense que c’est l’un des facteurs qui expliquent le soulèvement populaire. » Les footballeurs, à l’origine de l’estallido ? Un peu tiré par les cheveux ? Sans doute, mais pas totalement. La preuve : dans les manifestations, les références à Medel ou à Bielsa sont nombreuses. Des pancartes réclament même avec humour l’accession du milieu du Bayer Leverkusen, Charles Aránguiz, à la présidence de la République pour saluer son engagement. Le principe Charles a pris la tête d’un groupe de joueurs qui refusent de jouer un match amical contre le Pérou (et qui obtiendra gain de cause) en novembre dernier, déclarant : « Ce match ne devrait pas se jouer, par respect pour ce qu’il se passe au pays. Si j’y étais, je serais dans la rue avec ma famille et mes amis, pour lutter contre les injustices. Je les ai vécues étant jeune et je sais ce que c’est. » D’ailleurs, si Aránguiz, resté en Allemagne, ne participe pas aux manifestations, de très nombreux joueurs de première division et d’internationaux évoluant au pays font à l’époque le piquet, place de la dignité.
Les barras bravas en première ligne
Au-delà des joueurs présents et des symboles associés à un lieu plus habitué à voir la célébration de succès sportifs que de manifestations politiques, ce sont bien les codes du football que l’on retrouve chaque jour de l’été austral passé, sur la place de la Dignité. « Le monde du football était visible partout. Nos chansons étaient des chansons de tribunes, nos gestes aussi », poursuit Baradit. Dans tous les stades du pays et Plaza Dignidad, on entonne des chants fleuris contre le président Pinera ou encore l’iconique Policia, que vida elegiste vos ! (Policier, quelle vie as-tu choisie !) Symbolique de l’omniprésence de la culture foot dans le pays. Bien sûr ! Mais cela va plus loin. Alors que la contestation s’intensifie, que la police réprime et que la lutte devient violente, ce sont les barras bravas qui sont en première ligne. L’écrivain Juan Manuel Silva Barandica, grand fan de la U et auteur du livre Italia 90, témoigne : « Les barras bravas se sont transformés en agents sociaux. C’est là où je me suis dit : Putain, il se passe vraiment quelque chose. Eux qui avaient toujours été considérés comme des hommes des cavernes qui boivent de la bière et se battent y ont peut-être vu une possibilité de rédemption. Ils savent surtout que depuis la fin de la dictature, la police n’a pas changé. Nombre d’entre eux avaient été maltraités, torturés même, après des matchs. Ils racontaient cela, et personne n’y prêtait attention. Mais durant l’estallido, ils se sont dit : les policiers attaquent tout le monde comme si ces gens étaient des barras bravas, il faut qu’on fasse quelque chose. » La gestion de la crise du président Pinera accouche d’un miracle. Los de Abajo, la garra Blanca et les Cruzados, les barras bravas respectives de la U de Chile, Colo-Colo et de la Catolica, manifestent ensemble Plaza Dignidad. Complètement fou ! « Des types qui, quelques semaines plus tôt, se tiraient dessus, se butaient littéralement, décident d’organiser une réunion conjointe », synthétise Silva, halluciné.
Bien sûr le microcosme du football chilien n’a fait qu’accompagner les demandes de millions de leurs compatriotes. Mais dans un pays où il n’est pas exagéré de dire que le football est l’une des seules activités qui transcendent les classes sociales, cela a joué un rôle important. Depuis mars 2020, avec la pandémie de Covid 19, l’esprit de l’été passé s’est un peu dilué. Le mouvement a perdu l’enthousiasme général des débuts et le soutien quasiment unanime dont il bénéficiait il y a un an. Les footballeurs sont retournés jouer dans des stades vides. Quant aux hinchas de la U et de Colo-Colo, ils ont recommencé à se mettre sur la gueule. Il n’empêche que grâce aux manifestations, les Chiliens ont obtenu le droit de pouvoir changer d’ère. Dimanche, ils sont appelés aux urnes pour décider ou non de changer la constitution de 1980, édictée par la dictature du général Pinochet. Un symbole qui pourrait ouvrir la voie à des changements structurels importants. Et la plupart des footballeurs chiliens voteront pour. Gary Medel et Claudio Bravo n’ont en tout cas pas fait de mystère de leur choix. Ils approuvent la nouvelle constitution. Tout comme une large partie du Chili. Il s’agira ensuite pour eux d’endosser à nouveau un rôle plus classique. Celui de mener la Roja vers la Coupe du monde 2022. Leur ultime bataille. L’affaire s’annonce complexe, mais c’est à ce prix que la Plaza Italia pourra vibrer à nouveau.
Par Arthur Jeanne