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- Décès de Raymond Kopa
Raymond Kopa, l’homme de deux football
Raymond Kopaszewski, dit Kopa, vient de nous quitter. Cet immense footballeur laisse derrière lui un mémorable palmarès, que ce soit avec « son » Stade de Reims ou bien sûr le Real de Madrid. Il est surtout le premier grand joueur français à avoir été internationalement reconnu, ce qui, d’une certaine manière, a permis au ballon rond tricolore de prétendre s’installer à la table des hautes instances. Histoire d’un homme parti des mines du Pas-de-Calais pour remporter des coupes d’Europe, qui défendit les droits des joueurs pros contre les « patrons » des clubs en étant assez malin pour savoir capitaliser sur son statut (plus loin que d’acheter un bar-tabac à son nom) en en faisant une marque.
Il est de coutume d’expliquer d’un joueur qu’il n’est pas né à la bonne époque. Raymond Kopa est l’illustration du contraire. Il est arrivé au moment idéal, et il comprit parfaitement comment en profiter. Sa vie symbolise et condense, par de nombreux traits, l’histoire de notre football. Rien de neuf. Un fils d’immigré, de mineurs polonais – la langue utilisée à la maison – qui a bien du mal à réussir à l’école. Un gamin qui ne s’épanouit dans les années 20 qu’en tapant le cuir entre les rangées de corons du côté de Nœux-les-Mines, ce sport qui s’avère déjà le langage universel des classes populaires, quelle que soit leur nationalité. Sans le droit du sol aujourd’hui si contesté, nous aurions dû sûrement nous passer de son talent (cela dit, il dut raccourcir son patronyme « imprononçable » , l’intégration avait aussi ses limites à l’époque).
Les temps sont durs. Les enfants du charbon y sont condamnés. Voilà, a priori, le destin qui attend Raymond. Il passera deux ans à creuser les veines noires, un calvaire interrompu par un accident qui lui bousille deux doigts. À son retour, sa passion et son talent pour le foot (il est titulaire dans l’équipe première du coin) lui évite de replonger en enfer avec un poste beaucoup moins dangereux et fatigant en surface. Le patronat aime déjà flatter le peuple laborieux avec des idoles, même simplement locales. Pendant la guerre, pour continuer à s’exercer, il dérobe, avec quelques copains, un ballon aux soldats allemands qui ont réquisitionné son terrain. Voici la France, « d’ailleurs » et « de sueur » dont est issu le futur héros de 1958.
Un tabou qui tombe
Les centres de formation ne sont alors pas un passage obligatoire et l’on peut devenir pro – le foot français a enfin sauté le pas en 1932 – sur le tard. C’est finalement un concours de jeunes footballeurs qui lui offre l’opportunité d’atterrir d’abord à Angers, puis au Stade de Reims, où il rencontre son mentor, Albert Batteux. Cette rencontre change sa vie. Il y réussit notamment et surtout un premier exploit, le seul qui vaille pour écrire une légende, l’émotion originelle du livre d’or du foot tricolore : assurer malgré tout un place française « légitime » dans la construction progressive des compétitions européennes. En effet, avec le début de l’actuelle C1, tout le monde prend conscience de l’avance acquise par certains pays comme l’Espagne ou l’Italie, sans parler de l’Angleterre, dans leur culture foot et la domination de leurs « grands » clubs.
Les Rémois et leur jeu « champagne » se retrouvent donc malgré tout en finale contre le Real. L’exploit ne se transformera pas en miracle, les Champenois échouent de peu au Parc des Princes.
Toutefois un autre miracle se produit. Les Madrilènes ont repéré ce milieu offensif, virevoltant, tellement au-dessus de ses coéquipiers, et veulent absolument le recruter. Ce type de sollicitation se révèle plutôt rare pour nos gavroches à crampons, plus habitués à naviguer entre Le Havre et Nîmes. En cela, il s’agit sûrement d’une bascule, d’une forme de « révolution » qui chamboule les représentations et décomplexe le timide championnat français. Presque un tabou qui vient de tomber. Au prix d’un effort financier énorme, il déménage donc dans la capitale de la dictature franquiste (en pleine guerre froide, l’anticommunisme permet alors toutes les mansuétudes, d’autant plus dans le foot). Il y retrouvera bientôt Ferenc Puskás, son « idole » , exilé de sa Hongrie normalisée à coups de chars « socialistes » . Ensemble, ils régneront sur la Liga et cette ébauche de C1. L’occasion de finir Ballon d’or, une fois encore le premier Français, en 1958, devant son ami Just Fontaine, troisième.
L’homme de deux footballs
Et bien sûr arrive l’essentiel. Alors que les Bleus n’ont jamais réussi à briller durant les cinq premières Coupes du monde, donnant l’impression, y compris à domicile en 1938, d’évoluer dans la seconde division de cette société des nations du ballon rond, l’épopée de 1958, brisée en demi-finale contre un Brésil chanceux (pas de remplacement à l’époque, ce qui nuira considérablement à l’EDF), mais validée d’une victoire contre la Mannschaft pour la troisième place, vont fait apparaître – ou donner l’illusion suivant le point de vue – que nous pouvons désormais postuler la petite étoile sur le maillot. Raymond Kopa, principal artisan de ce parcours inattendu en Suède, redimensionne à lui seul l’image du foot français, aussi bien à l’international qu’en « interne » . Certes, un peu à la Raymond Poulidor, parmi les meilleurs, malheureusement toujours second, et donc avec le recul quelque peu frustrant aujourd’hui. Ce serait oublier un peu le retard aussi bien culturel que structurel qui handicapait alors notre foot national. Raymond Kopa appartient au petit cercle des joueurs qui ont posé les bases d’une possible grandeur. Au moins, il a pu voir Zidane et consorts soulever la Coupe qui lui revenait de droit.
Si Raymond Kopa était bel et bien un pionnier, voire un défricheur, bien malgré lui peut-être, il gardait la mentalité de son époque. On ne naviguait pas alors entre les clubs avec la même facilité déconcertante. Ou l’attachement à son Stade de Reims le conduira à y revenir et à tout faire pour l’aider à renaître au cours des années 60. Même sa bisbille avec le sélectionneur national Georges Verriest, qui avait dû le rappeler en Bleu sous la pression populaire, ne l’éloignera jamais de son amour pour un sport auquel il devait d’avoir échappé à une vie de visage noir et casque allumé. Un de ses derniers combats fut pourtant à l’image de son rôle : combattre le contrat à vie qui transformait les pros, selon ses propres mots, « en esclaves » . Le foot tricolore gardait encore ses vieilles habitudes de notables provinciaux et de paternalisme tout puissant. Raymond Kopa fut finalement l’homme de deux footballs. Celui des ruelles et des clubs locaux, d’un pays qui aime le foot d’abord parce qu’il y joue. Et celui des grands clubs qui inventent alors le visage actuel de nos compétitions européennes et des Coupes du monde. Il a aidé la France à réaliser la jonction entre les deux. Un grand homme, assurément.
Par Nicolas Kssis-Martov