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Rapsodie : « Les petits ponts, c’est rap »

Propos recueillis par Éric Carpentier
7 minutes
Rapsodie : « Les petits ponts, c’est rap »

Sofiane au piano, Théo à la batterie, Manu à la basse, Tikaby et Paranoyan au micro : Rapsodie manie habilement l'art du grand pont entre rap et musique classique. Et donne rendez-vous sur le parvis de la cathédrale pour causer football.

Le foot chez les rats, c’est comme dans les textes « J’apprends le foot entre les cabines et les voitures / découper le shit entre les caves et les ordures » ?

Paranoyan : J’ai grandi dans un bloc à partir de 5-6 ans. Je venais d’une maison et on est arrivés là. Quand t’es petit, tu vois des grands jouer au foot, traîner, tu sais pas trop quoi faire…. Si t’as une embrouille, souvent t’as un grand frère, mais moi, j’en avais pas, j’étais tout seul avec ma daronne. Donc un moyen d’exister, c’était le foot. Au début, t’es pris en dernier, puis un peu plus tôt. Après, les grands t’aiment bien et te disent « bah viens ! » , et quand tu rentres dans le hall, on dit « ah, c’est le petit qui joue bien » , et caetera. Après, c’est comme d’habitude : le gros au but, t’arrêtes qu’avec la nuit, tu peux marquer 30 buts, il n’y a que le dernier qui compte, faut pas trop tacler celui qui a le ballon, sinon il se vexe et on peut plus jouer, il y a une bouteille pour 10, t’essaies d’être le premier à boire parce qu’il y a toujours des mecs un peu crades qui foutent des trucs dedans…
Tikaby : J’ai fait du foot à l’époque, beaucoup. J’ai joué au LOSC pendant un moment, mais je kiffais pas vraiment le terrain, je préférais jouer dans le quartier, au City Stade, avec les potes… J’ai commencé à avoir des problèmes au genou, je devais arrêter. J’ai repris en cachette à l’AS Vieux-Lille qui, je crois, est le club le plus pété de la métropole ! Chacun devait ramener son short, ses chaussettes, on avait le maillot, mais c’est tout. Et là, je me suis pété la rotule en deux. Du coup, j’ai stoppé pour de bon. J’ai même arrêté d’en regarder, j’ai vraiment coupé. C’est à ce moment que je me suis mis à la musique.Théo : Mon premier souvenir, c’est un Lille – Wasquehal en Division 2, à Grimonprez. J’avais 7 ans. Maintenant, je joue avec des potes, à Radinghem (Tout le monde se marre).
Tikaby : Ouais, c’est surtout parce qu’il n’y a pas d’entraînement, il peut juste se pointer aux matchs, c’est pour ça qu’il a kiffé le club !Paranoyan : La prime de match, c’est un lapin !
Si le foot incarne une rigueur, alors il se rapproche de la musique classique

On dit souvent que le rap et le foot sont proches. En revanche, la musique classique…

Paranoyan : Le rap, c’est apprécié par certains, pas par tous les footeux. Quand tu vas dans des vestiaires de clubs un peu structurés, en gros t’as d’un côté les mecs de cité qui écoutent du rap, de l’autre côté… les autres. C’est naze d’ailleurs, le foot, c’est un sport collectif. Bref, le truc avec les mecs de cité, c’est que c’est latin. Sur le béton, t’as envie de mettre des petits ponts, ça chambre, c’est le jeu. Tu arrives dans un club sérieux, t’as un entraîneur, un projet de jeu, une structure d’équipe, tu dois t’y tenir, sinon tu sautes. Le mec de cité, il essaie toujours de faire un petit pont quand l’entraîneur ne veut pas. C’est un peu comme le rap, c’est inattendu. De l’autre côté, t’as les mecs plus civilisés, les bons élèves, c’est plutôt le foot anglo-saxon, avec des schémas respectés, des exercices travaillés, et caetera. La France est divisée en deux à ce niveau-là, ce qui fait que parfois, c’est compliqué.Sofiane : Si le foot anglo-saxon incarne une rigueur, alors ouais, il se rapproche de la musique classique, c’est sûr. Après, t’es obligé de chercher les vérités de l’un et de l’autre, une nuance. Trop de rigueur, ça stagne, c’est s’enfermer dans un mode de fonctionnement, ne pas être capable d’adaptation en cas d’imprévu. De toute façon, t’es jamais prêt.Samy : T’as les footballeurs à proprement parler, avec les entraînements et tout. Nous, on calculait celui qui avait mis le plus de petits ponts. Ça, c’est rap : on arrive, on met une instru’, on rappe. En équipe, on se structure. Nous, c’est avec le classique, mais il faut savoir respirer aussi, apporter son énergie.

Les identités de jeu et les styles se mélangent dans le foot. Comment se passe la rencontre au sein de Rapsodie ?

Paranoyan : Sofiane, c’est un Allemand, Beckenbauer, le chef d’orchestre. Quand il est au piano, il rayonne, il influe sur tout le monde, il nous connecte tous, les musiciens et les MC. Tikaby, c’est un Kabyle : un joueur élégant, calme, mais qui peut péter une canette, te faire des tacles au-dessus du genou à la Di Meco. Manu, c’est un Brésilien : il a des notes de basse à tenir, mais il le fait pas, il aime bien mettre du groove, pas trop jouer deux fois la même chose. Théo, c’est un Hollandais, un peu anglo-saxon, austro-hongrois, j’en sais rien, flamand quoi ! Solide, mais avec un côté artistique à la Johan Cruijff… Moi, je suis plutôt latin, entre Baggio pour la technique et Valderrama pour la caravane. Tout ça fait une bonne mayonnaise.
On pousse les gens à être des produits rentables

Vous jouez à domicile et à l’extérieur avec les projets « En résidence » et « Au-delà des frontières » . Le foot, utile pour échanger ?

Manu : Pour avoir des connexions avec la population locale, ouais. On était en Palestine, au camp de réfugiés de Balata, pendant la Coupe du monde. Il y avait un restaurant tenu par des frères, c’était le seul endroit où on pouvait voir les matchs. Ils mettaient les matchs de la France pour nous, ils galéraient à trouver la chaîne en français pour nous faire plaisir. Un des frères sortait son maillot Benzema, ils étaient pour la France parce qu’on était là. Le match, quand on a gagné avec 5 points, là… (les autres se marrent) Ouais, je suis pas trop branché foot. À la base, j’étais pas très motivé pour aller voir le match, et au final, l’ambiance était tellement magique que j’en garde un super souvenir. Pour moi, le foot, c’était plutôt un facteur de division, et sur ce coup, ça a un peu changé ma vision, ça nous a tous rassemblé, alors qu’on venait de cultures complètement différentes.
Sofiane : Quand on arrivait dans le camp de réfugiés, t’avais toujours les enfants avec leur ballon. À chaque fois, Théo allait droit dessus pour jouer avec eux. Je crois que tu le vois dans le clip d’ailleurs.
Vidéo


Dans On court où, vous regrettez : « Cours après les thunes, après les femmes, après le falso » . Les footballeurs, ils courent après quoi ?

Tikaby : Pas toujours après le ballon, c’est clair !Paranoyan : Le problème, c’est la poussée de l’entourage. Combien t’as de gamins avec les parents autour du terrain qui mettent tous leurs espoirs sur eux ? Ou de surdoués du football, t’en as plein les poubelles, des gamins qui, à 14 ans, ont signé un contrat et, derrière, sont lâchés sans rien. À la télé, ils voient des mecs avec des Ferrari, des liasses de billets, ils disent : c’est ça que je veux faire ! Il est là le piège, le dilemme : est-ce que je fais ça pour être avec Rihanna ou pour la passion ? Si tu le fais pour la mauvaise raison, tu vas être un effet de mode et après, tu vas être dans la merde.Tikaby : Il y a un ancien joueur professionnel qui a joué un peu partout, Frédéric Advice, il était avec Ribéry en centre de formation du LOSC. Bref, lui, c’est le premier qui a cru en moi en musique, il entraînait mon frère et il a su que je faisais du rap. Il nous parle souvent du choix de l’entourage.
Sofiane : En échangeant avec lui, je me suis senti concerné par la comparaison entre foot et musique. On est dans un système qui cherche à être rentable, donc on pousse les gens à devenir des produits les plus rentables possibles. On pousse certaines personnes dans des rails pour qu’elles soient bankables. On fait espérer beaucoup de choses, mais il y en a plein qui se font lâcher en route. Dans le foot comme dans la musique, tu dois essayer de comprendre la forme et le fond. C’est complexe, mais intéressant : pour survivre, il y a un challenge fort. Les artistes et les sportifs en général manquent d’armes, d’informations pour se confronter à l’industrie qui vient autour. Mais, en musique, tu peux prendre plus le temps de comprendre, de tout expérimenter, pas en foot.

L’album s’appelle Fugue, il y a les morceaux « Évasion » ou « Prendre le large » . C’est un hommage à Sepp Blatter ?
Tikaby : Non, mais peut-être qu’on aurait dû le faire en dédicace : il avance l’argent et on fait l’album. D’ailleurs, s’il y a des investisseurs potentiels… Même des mecs corrompus de là-bas, nous on nettoie derrière ! On a toujours tout fait en légal, on ne nous a jamais proposé d’argent sale, mais si un jour, ça arrive… on discutera. Ça dépend de la somme ! (rires)
Sofiane : En musique aussi, tu peux pousser les ventes en allant mettre des billets bien placés, à droite, à gauche. On n’est pas sur ce créneau…

Vidéo
Chez les entraîneurs, des nerfs à manager

Propos recueillis par Éric Carpentier

Fugue, premier album sorti le 22 juin
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