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  • Mondial 2022

Raphaël Glucksmann : « L’image du Qatar est celle d’une puissance corruptrice »

Propos recueillis par Baptiste Brenot
Raphaël Glucksmann :  «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>L’image du Qatar est celle d’une puissance corruptrice<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

Le Parlement européen est secoué depuis quelques jours par un scandale de corruption. Eva Kaili, désormais privée de son mandat de vice-présidente, est soupçonnée d'avoir accepté de l'argent du Qatar pour « influencer les décisions économiques et politiques » de l’institution européenne. Entretien avec Raphaël Glucksmann, président de la commission sur l'ingérence étrangère dans l'ensemble des processus démocratiques de l'Union européenne, et membre du groupe parlementaire social-démocrate, directement mis en cause par l'enquête belge.

Je me souviens encore des discussions sur cette résolution, où les arguments sortis étaient des copiés-collés des éléments de langage du Qatar. Il y avait des députés soi-disant de gauche qui défendaient le modèle social qatari. On est vraiment face à un cas d’école d’ingérence et de corruption.

L’enquête sur des soupçons de corruption au sein du Parlement européen a révélé un important lobbying qatari et des faits de corruption qui démontrent une ingérence qatarie au plus haut niveau de l’institution européenne. Quelle a été votre réaction face à ces révélations ?C’est un scandale absolu, sans doute le plus grand scandale de corruption au sein du Parlement européen. C’est un cas typique d’une ingérence étrangère via la corruption des institutions européennes. Il y a la corruption de membres des institutions. (En plus d’Eva Kaili, trois autres personnes ont été interpellées le week-end dernier, NDLR.) Cela correspond à ce sur quoi nous alertons depuis deux ans et demi : la faiblesse de nos institutions dans la protection de notre démocratie et de la définition de l’intérêt général. Là, on parle quand même de 1 million 500 000 euros en cash qui circulaient entre la coordination internationale des syndicats, une ONG soi-disant de défense des droits humains, et des membres éminents du Parlement. Cet énorme scandale a un impact, ne serait-ce que sur la libéralisation des visas vis-à-vis du Qatar, ou en particulier sur cette résolution sur la Coupe du monde et la violation des droits humains, avec la mort d’au moins 6500 ouvriers migrants dans la construction des stades et des infrastructures du Mondial. Je me souviens encore des discussions sur cette résolution, où les arguments sortis étaient des copiés-collés des éléments de langage du Qatar. Il y avait des députés soi-disant de gauche qui défendaient le modèle social qatari. On est vraiment face à un cas d’école d’ingérence et de corruption. C’est ce qui mine notre démocratie, et c’est ce contre quoi je me bats depuis le premier jour de mon mandat.

Nous avons des régimes, comme Doha, Moscou, Pékin, qui considèrent que nos démocraties sont des marchés où l’on peut venir faire son shopping parmi les élites européennes.

Comment prévenir ces cas d’ingérence à l’avenir ? Déjà, il faut renforcer les règles qui existent sur le lobbying, sur ce que font les anciens élus. Car au cœur de ce scandale, il y a un ancien élu, ancien président de la commission des droits humains, M. Pier Antonio Panzeri, qui a servi de tête de pont et de chef d’orchestre de ce réseau de corruption. Il faut donc impérativement de nouvelles règles, il faut créer une haute autorité sur la transparence de la vie publique sur le modèle de ce qui existe en France, qui soit à même de surveiller le comportement des élus. Il faut un changement de certaines règles internes au Parlement, c’est pourquoi j’ai demandé la création d’une commission d’enquête depuis la première heure. J’espère qu’elle sera créée au plus vite, afin de définir comment on prévient ce genre d’opération de corruption. Après, on n’empêchera jamais quelqu’un qui veut se vendre de le faire. La question, c’est comment limiter l’influence de ceux qui potentiellement peuvent se vendre. C’est vraiment un enjeu, non seulement moral, mais aussi de survie de notre démocratie. Nous avons des régimes, comme Doha, Moscou, Pékin, qui considèrent que nos démocraties sont des marchés où l’on peut venir faire son shopping parmi les élites européennes. Et cette corruption, c’est une menace existentielle pour nos démocratie.

La commission d’enquête spéciale que vous préconisez ne risque-t-elle pas d’être également victime de cette ingérence qatarie ?(Rires.) C’est une excellente question. Il va falloir peupler cette commission d’enquête de gens qui sont motivés par cette lutte contre la corruption. Vous pouvez créer toutes les règles, toutes les commissions que vous voulez, s’il n’y a pas un élan politique de lutte contre l’ingérence étrangère et la corruption au sein de nos cités, ça ne marchera pas. Les règles peuvent toujours être contournées, donc il y a un moment où il faut aussi créer une ambiance politique qui rende cette corruption et cette ingérence politique beaucoup plus difficile. Chacune des personnes qui a été devant les électeurs pour demander leur confiance doit se rappeler pourquoi elle est là. Ce que je voudrais, c’est qu’on retrouve un minimum de courage et de vertu. Il faut que ça devienne le cœur de notre agenda. La dynamique politique doit être du côté de ceux qui veulent lutter contre la corruption. L’attention du public est si forte que ça doit dissuader, en tout cas je l’espère, les gens les plus corruptibles de prendre des valises de billets aujourd’hui.

Quand la corruption touche la gauche, il faut être tout aussi radical et tout aussi ferme que si c’était la droite, il n’y a plus de droite ou de gauche dans ces cas-là.

Votre groupe parlementaire était la principale cible de l’enquête. Êtes-vous surpris ? Pourquoi le groupe social-démocrate était-il particulièrement ciblé, et peut-on s’attendre à d’autres révélations de plus grande ampleur ? Je ne suis pas dans le bureau du procureur, donc je ne peux pas vous en apprendre plus sur d’éventuelles révélations. L’enquête fonctionne, les services juridiques belges sont quand même à la hauteur. Il faut que la justice aille au bout. Est-ce que cela me surprend ? J’ai assisté et j’ai participé aux débats. J’ai voté contre mon groupe parlementaire. Je me suis engueulé, lors de la dernière session, avec les gens qui définissaient la ligne du groupe, que je trouvais étonnement compréhensifs à l’égard du régime qatari. La délégation française a voté contre le groupe pour durcir le texte à l’égard du Qatar.

Dans le cours du débat, qui était extrêmement houleux lors de la dernière session de novembre, j’étais vraiment surpris de voir certains collègues ressortir des arguments lunaires. J’étais loin de m’imaginer qu’il y avait des valises de billets qui circulaient, mais c’était tout de même extrêmement étrange, et j’en ai fait part dans le groupe de manière extrêmement ferme. Je pense maintenant qu’il y a quelque chose de profondément pourri qui s’est installé. Je n’ai pas de sentiment d’appartenance partisane qui soit supérieur à mes principes. Quand la corruption touche la gauche, il faut être tout aussi radical et tout aussi ferme que si c’était la droite, il n’y a plus de droite ou de gauche dans ces cas-là. Il y a la nécessité de nettoyer les écuries d’Augias, et il faudra le faire de manière totalement inflexible et sans aucune considération pour les étiquettes politiques et les familles idéologiques derrière lesquelles les gens qui ont accepté d’être corrompus se protègent.

Quand est sorti le scandale sur les travailleurs étrangers morts dans la construction des stades, il y a eu un immense effort du Qatar qui impliquait des valises de cash, je pense que l’enquête le dira, pour atténuer les critiques et empêcher les institutions de dénoncer ce scandale humain.

Concrètement, qu’est-ce que le Qatar pouvait craindre à travers la résolution sur la situation des droits de l’homme dans le contexte de la Coupe du monde de la FIFA ?La mise en cause de son système d’exploitation, l’image ternie de la Coupe du monde. Dès le départ, ce Mondial a été obtenu par des actes vraiment étranges : le jour de la désignation des pays hôtes, vous remarquerez que c’est également celui où la Russie a été désignée. Ce jour-là, c’est le triomphe de la corruption au sein de la FIFA. Le Qatar et la Russie ne devaient pas organiser ces Coupes du monde, cela devait être l’Angleterre et les États-Unis, a priori. Tout cela s’est fait en corrompant les gens qui allaient voter. Il s’est construit un système de protection de cette Coupe du monde achetée, et qui ne devait pas être attaquée.

Quand est sorti le scandale sur les travailleurs étrangers morts dans la construction des stades, il y a eu un immense effort du Qatar qui impliquait des valises de cash, je pense que l’enquête le dira, pour atténuer les critiques et empêcher les institutions de dénoncer ce scandale humain. Il y a eu un vrai effort de lobbying virulent. C’est un désastre. Le sens de ma vie, c’est la protection des institutions démocratiques et de notre démocratie. Là, elle est complètement ternie par les efforts de corruption du Qatar. Et d’autre part, je suis un amoureux du foot. La Coupe du monde, c’est un moment fondamental pour moi depuis que je suis petit. Et on se retrouve avec, et la démocratie, et le foot salis par l’argent.

Pourquoi le Parlement s’est opposé à des décisions visant à condamner la sous-estimation des émissions de carbone dues au Mondial, ou encore la sous-estimation flagrante du nombre de morts sur les chantiers des stades qataris ? Est-ce selon vous une conséquence de cette corruption ? Personnellement, je ne peux pas vous dire quel est l’impact direct de la corruption sur ces votes. On ne sait pas encore jusqu’où ça allait et comment cela a déterminé les votes, c’est pour ça qu’il faut une commission d’enquête. J’ai voté pour condamner le Qatar sur ces deux points, et beaucoup de députés l’ont fait, mais ça a été bloqué par des groupes qui aujourd’hui doivent s’expliquer. Mais il est encore trop tôt pour vous dire si cela a eu un impact immédiat. Il y en a eu un, c’est sûr, mais je ne peux pas vous dire si cela explique tous les votes. Ce qui est certain, c’est qu’il y a eu un impact.

Aujourd’hui, tout le monde s’intéresse à ce qui s’est passé au Parlement, mais dans quinze jours, la Coupe du monde sera finie, on sera passé à un autre sujet, il n’y aura plus la même attention politique dessus.

Le texte mentionne de nombreuses félicitations à l’égard du Qatar. Peut-on y voir un résultat de ce lobbying, voire de cette corruption ? C’était tout particulièrement le résultat de notre fronde lors de la précédente session. D’où félicite-t-on le Qatar quand il y a eu 6500 morts, voire plus selon certaines ONG ? Il n’y a absolument rien à féliciter, même s’ils ont changé la façade juridique de leur système face aux scandales et aux pressions. Est-ce que les familles des victimes ont été dédommagées ? Y a-t-il eu une reconnaissance des fautes, des procès, de la justice ? Qu’est-ce qui mériterait des félicitations ? Rien de tout ça. C’est sûr que c’est le résultat d’un effort de lobbying. Au-delà de ça, il y a d’autres questions qui se posent par rapport au Qatar. Il y a la question de la libéralisation des visas, de Qatar Airways, de la surfocalisation de certains sur les Émirats arabes unis, qui est l’adversaire du Qatar. Pourquoi certaines personnes sont parties en croisade contre les Émirats ? Il y a beaucoup de questions qu’il va falloir élucider. Aujourd’hui, tout le monde s’intéresse à ce qui s’est passé au Parlement, mais dans quinze jours, la Coupe du monde sera finie, on sera passé à un autre sujet, il n’y aura plus la même attention politique dessus. Une commission d’enquête permettra de conserver l’attention, car le problème ne sera pas résolu. Il faut impérativement creuser la faille, aller au bout du gouffre qui s’est ouvert sous nos pieds avec ces valises de cash.

Ce qui est surprenant, c’est ce mode opératoire basique. On a l’impression d’être dans un film sur la mafia des années 1930. L’effort de lobbying est bien plus vaste que ça, et il prend des formes bien plus légales dans les apparences.

Au-delà de ces valises de cash, quels sont les autres moyens de pression, de lobbying ou encore de corruption pour le Qatar ? Je n’ai pas été surpris pas l’effort de lobbying du Qatar. Au sein de la commission, on l’a déjà analysé plein de fois, mais pas seulement au niveau des institutions européennes. Le Qatar a aussi une influence chez les États-nations. Il suffit d’interroger la manière dont la France a aidé le Qatar à obtenir la Coupe du monde… Ce qui est surprenant, c’est ce mode opératoire basique. On a l’impression d’être dans un film sur la mafia des années 1930. C’est ce côté proprement rudimentaire de la corruption qui surprend. L’effort de lobbying est bien plus vaste que ça, et il prend des formes bien plus légales dans les apparences. Quand vous avez des anciens dirigeants européens, notamment français, qui vont faire des conférences rémunérées à hauteur de 100 000 euros à Doha, c’est que le Qatar, tout comme la Russie ou la Chine, assure la retraite dorée de beaucoup d’anciens dirigeants européens. Il les transforme en lobbyistes, en fait. C’est également très dangereux.

Quels sont les bénéfices concrets pour le Qatar, notamment pour son image, à travers ce lobbying ? C’est assurer son rayonnement et se protéger contre la tentation de faire la lumière sur ses agissements. Il y a un peu un effet Streisand, c’est-à-dire que quand on se fait choper la main dans le sac, en matière d’image, il n’y a pas de retour sur investissement. L’image du Qatar, aujourd’hui, est celle d’une puissance corruptrice. Mais personnellement, mon problème, ce n’est pas l’image du Qatar. C’est celle des institutions européennes et de leur réalité, et celle de la démocratie dans nos pays. C’est une telle trahison de la confiance que nos électeurs accordent quand ils confient un mandat à un député, que chaque scandale de la sorte renforce la désaffection des citoyens, et cela affaiblit profondément les démocraties. Il faut répondre extrêmement fermement, et frapper très fort. Sinon, on n’y arrivera pas.

Vous parliez plus tôt pendant cet entretien de « nettoyer les écuries d’Augias » et vous évoquez la volonté de créer une Haute Autorité à la transparence de la vie publique. Mais cette formulation ne renvoie-t-elle pas à l’impossibilité de rendre efficace un tel nettoyage ? Non, parce que je pense qu’il est impossible de créer un monde dans lequel personne ne sera corrompu. Quand j’emploie ce terme, c’est pour l’idée d’être dans une dynamique de nettoyage. On ne créera jamais des institutions parfaites, où personne ne mélangera ses intérêts personnels avec l’intérêt général. En revanche, on a le devoir de lutter de manière beaucoup plus ferme contre cela. Et c’est la tâche de ceux qui croient en nos institutions démocratiques, et je crois que c’est une véritable urgence. Ce n’est pas qu’une question de morale, c’est une question purement réaliste de survie de nos systèmes démocratiques. Si ce ne sont pas des démocrates qui s’en chargent, on sait que des puissances non démocratiques en profiteront. Il faut donc prendre son bâton de pèlerin et partir en guerre contre la corruption. Ce n’est pas impossible de créer des institutions qui soient mieux défendues, et plus propres qu’elles ne le sont aujourd’hui.

Quelles autres décisions auraient été susceptibles d’être parasitées par la corruption qatarie, au Parlement européen du moins ? Il y a tout d’abord la décision de suspendre les débats sur la libéralisation des visas qataris. Il y a également la décision de suspendre les accords qui ont été trouvés avec Qatar Airways. Maintenant, il faut chercher dans l’ensemble des décisions qui ont été prises sur le Qatar, mais aussi sur les pays du Golfe en général, car les Qataris ont eu un lobbying positif et négatif à l’égard d’autres puissances. Il faut comprendre où est-ce qu’il a pu y avoir une influence et, le cas échéant, remettre les choses sur la table.

Propos recueillis par Baptiste Brenot

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