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Qui veut la peau du Besiktas ?

Par Gokan Gunes, à Istanbul
Qui veut la peau du Besiktas ?

Supporters arrêtés, matraquage médiatique, menace de banqueroute, quartier quadrillé : quatre mois après les événements du parc Gezi, juste au-dessus du quartier de Beşiktaş, le club stambouliote est soumis à de multiples pressions.

Sibel lève les yeux de sa montre. « Il va bientôt arriver » , murmure-t-elle. La nuit est tombée depuis une heure sur le petit parc d’Abbasaga, situé au cœur du quartier de Beşiktaş, sur la rive européenne et moderne d’Istanbul. D’un amphithéâtre situé plus bas parviennent les échos d’un forum co-organisé par cette étudiante en cinéma où les visiteurs sont invités à débattre de questions politiques. Une initiative née dans la foulée des manifestations de juin contre la destruction du fameux parc Gezi, sur la place Taksim. Soudain, une silhouette carrée surgit de l’ombre d’un pin. Un jeune homme moustachu s’approche, flanqué d’un acolyte mutique aux avant-bras taillés comme des jambons basques. « Tu es sûre que c’est pas un flic en civil ? » , demande-t-il à Sibel.

Membre « depuis toujours » de Carsi, le principal groupe ultra du club de Beşiktaş, Yılmaz, 29 ans, a des raisons d’être nerveux. Les arrestations de supporters du club ne se comptent plus depuis les manifestations de Taksim. Carsi était alors en pointe de la contestation contre le gouvernement islamo-conservateur du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, accusé de dérive autoritaire. Cauchemar des policiers antiémeutes, le groupe s’est notamment illustré en poursuivant des blindés avec un tractopelle « emprunté » pour l’occasion.

Mais les rôles sont désormais inversés et Beşiktaş, un club en pleine mue – nouveau stade, nouvel entraîneur, nouveaux joueurs -, déjà fragilisé par une mauvaise santé économique, subit les foudres des médias, lesquels sont souvent aux ordres d’un gouvernement bien décidé à faire payer au club l’arrogance de ses ultras. « Beşiktaş a tout à perdre s’il s’oppose au gouvernement maintenant, résume Daghan Irak, sociologue du sport et chroniqueur. La partie d’échecs est délicate : si le club manœuvre bien, il sort renforcé. En cas de dérapage, il perd tout. »

Please don’t stop the music

La catastrophe a failli se produire le 22 septembre dernier. Beşiktaş reçoit alors Galatasaray, exceptionnellement au stade olympique Atatürk, pour un derby qui s’annonce rugueux. Plus de 76 000 personnes ont fait le déplacement, un record en Turquie. Comme il n’y a pas assez de sièges, certains spectateurs s’assoient sur les marches. On joue les arrêts de jeu, les « Lions » de Galatasaray mènent au score grâce à un doublé de l’inévitable Didier Drogba. À la 93e minute, Felipe Melo est expulsé pour un tacle assassin et nargue les supporters de Beşiktaş en brandissant son maillot rouge et jaune. Peu après, des centaines de supporters en colère, certains armés de sièges, déferlent sur la pelouse. Les joueurs des deux équipes sprintent pour se barricader dans les vestiaires au son des grenades lacrymogènes qui fusent. L’arbitre interrompt le match.

Les conséquences sont terribles pour Beşiktaş. Le matraquage médiatique est intense. La presse appelle à infliger une lourde sanction au club. Les chaînes de télévision diffusent en boucle toute la semaine les images des spectateurs turbulents, zoomant sur les visages. Depuis plusieurs semaines, les chaînes qui retransmettent les matchs des trois grands clubs d’Istanbul avaient déjà pris l’habitude de baisser, voire de couper le volume à la 34e minute. À ce moment-là, en référence au code postal d’Istanbul, 34, des milliers de supporters des trois équipes stambouliotes se mettent systématiquement à scander « Taksim partout, résistance partout » , le slogan phare des manifestations de juin dernier.

Après enquête, une soixantaine de supporters est arrêtée suite aux incidents du derby. Certains sont interdits de stade. Le club de Beşiktaş écope d’une sanction de quatre matchs à domicile à huis clos. Quelques jours plus tard, près de cent supporters des trois grands clubs d’Istanbul, Galatasaray, Fenerbahçe et Beşiktaş, sont arrêtés, officiellement pour divers délits, lors d’un coup de filet spectaculaire. Parmi les personnes interpellées figure Alen Markaryan, propriétaire d’un kebab la semaine, leader de Carsi le week-end, et sans doute la figure la plus connue du groupe (voir vidéo ci-dessous).

Alen Markaryan chauffe le stade

L’aigle et le vautour

À l’aube de la nouvelle saison, un étrange groupe de supporters a fait son apparition dans les tribunes de Beşiktaş. Baptisés « les Aigles de 1453 » , l’année de la prise de Constantinople par le sultan Mehmet II, ses membres se font remarquer en août lors d’un match de préparation contre Caykur Rizespor par leur silence à la 34e minute du match. « Alors que les slogans faisaient vibrer le stade, ces types nous jetaient des regards de travers » , se souvient Yılmaz. Au match suivant, les mêmes arboraient une banderole à leur nom. Un compte Twitter a suivi, puis les premières interviews dans la presse. Les Aigles de 1453 affirment être « opposés à Carsi » , accusé d’être trop politisé, trop à gauche, trop insolent envers le pouvoir en place.

Rapidement, cependant, ces Aigles sont accusés d’être la cinquième colonne du gouvernement, œuvrant à semer la discorde au sein du club. « Je ne serais pas étonné qu’il (le gouvernement, ndlr) les finance directement ou indirectement par l’intermédiaire d’hommes d’affaires proches de l’AKP (le parti dont est issu le Premier ministre, ndlr), avance Murat Sicakkanli, un membre influent de Carsi. Le parti essaie de dominer tous les secteurs de la société, mais le football leur échappe jusqu’ici, comme on l’a vu en juin dernier. Or les stades sont un lieu important de contestation politique. » Les Aigles de 1453 peuvent-ils menacer Beşiktaş ? « On parle d’une cinquantaine de types à qui l’AKP donne des miches de pain et des places gratuites pour assister aux matchs » , balaie Deniz Kiliç, un autre membre de Carsi âgé de 45 ans. « Ils ne sont rien. »

Toujours est-il que les Aigles de 1453 semblent avoir joué un rôle de premier plan dans le déclenchement des débordements lors du derby face à Galatasaray. Selon des témoignages relayés par la presse turque, ils auraient chargé les membres de Carsi aux cris d’ « Allah Akbar » ( « Allah est grand » ) pour les acculer à la confrontation. « Le gouvernement essaie de faire passer Carsi pour un groupe violent, estime Bagis Erten, un chroniqueur réputé en Turquie pour la pertinence de ses commentaires et le béret qui ne quitte jamais sa tête. Après les incidents contre Galatasaray, les images enregistrées par les caméras montrent cependant qu’aucun membre de Carsi n’est descendu sur la pelouse. » D’autres groupes, comme les Aigles de 1453, ont, eux, affirmé avoir participé aux incidents sur les réseaux sociaux. « La campagne d’intimidation et de diffamation que vous menez contre nous depuis des semaines ne nous effraie pas » , a réagi le groupe Carsi sur son site. « Carsi est la bonne cible, car tuer Carsi, c’est tuer Beşiktaş, pense Yılmaz. Mais ils n’y arriveront pas car Beşiktaş, ce sont les étudiants, les épiciers, les mères… tout le monde ici. »

Débordements BJK -GS

Vidéo

Nid d’emprunt

Depuis plusieurs semaines, l’antre d’Inönü, qui se dresse sur le chemin de quiconque pénètre dans le quartier de Beşiktaş par l’ouest, est dissimulée par des palissades. Derrière, le spectacle fait mal au cœur. Un cratère s’ouvre là où s’étendait la pelouse. Quant aux gradins, ils semblent avoir été arrachés par un colosse furieux. Dans un coin gît un morceau de façade qui sera épargné et fondu dans le nouveau stade baptisé Vodafone Arena.

La nouvelle enceinte accueillera 41 000 spectateurs, soit 10 000 de plus qu’Inönü, ce qui représente une rentrée d’argent supplémentaire non négligeable pour un club qui en manque cruellement. « Ce projet est vital pour les finances du club, qui est criblé de dettes, explique Daghan Irak. Beşiktaş doit plus de 100 millions de livres turques (environ 40 millions d’euros, ndlr) à son ancien président, Yildirim Demirören (actuellement président de la Fédération turque de football, ndlr). C’est potentiellement un levier de pression, car le club risque vraiment la banqueroute. » En quittant Beşiktaş en 2011, Yildirim Demirören, dans le rôle du père prodigue, a effacé la dette qu’avait contractée le club envers lui, mais à une condition : que ses successeurs en fassent autant. Certaines voix se sont élevées pour demander comment le club avait pu s’endetter auprès de lui à cette hauteur…

Si la construction du nouveau stade doit permettre d’augmenter les recettes, l’argent pour financer l’édifice manque lui aussi, ce qui rend plus délicate encore la position de la direction du club vis-à-vis du gouvernement. « Comme ils n’ont pas les fonds nécessaires, ils ont besoin du soutien financier de l’État » , analyse Bagis Erten. Une parole de travers pourrait tout faire capoter. « Galatasaray a connu la même situation lors de la construction de son nouveau stade, la Türk Telekom Arena (inaugurée en 2011, ndlr) » , rappelle-t-il. Ironie du sort, en attendant, Beşiktaş joue ses matchs à domicile dans le quartier conservateur de Kasimpacha, là où est né le Premier ministre, dans un stade qui porte son nom, Recep Tayyip Erdogan.

État des travaux Inönü

Vidéo

Occupation

Outre les questions d’argent et de maçonnerie, la construction du stade est suspendue à des considérations archéologiques. Le sous-sol du quartier de Beşiktaş regorge en effet de vestiges de l’époque ottomane. « Le gouvernement turc peut donc facilement trouver une raison de stopper la construction du stade s’il le souhaite, estime Daghan Irak. De plus, l’actuel président du club, Orman Fikret, est un homme d’affaires qui a des intérêts dans le secteur du bâtiment. Même si son entreprise n’est pas directement liée à la construction du stade, il s’agit d’un projet personnel important pour sa carrière professionnelle. Et ça, le gouvernement le sait. » Autrement dit, la direction du club est dans une situation délicate et doit faire preuve de diplomatie si elle veut que la construction du nouveau stade suive son cours sans encombre.

Mais si la direction du club peut agir de manière froide et calculée, comment garantir que les supporters ne répondront pas aux provocations ? « Carsi est plus prudent depuis les événements de juin. Ses membres savent très bien qu’une action violente peut nuire au club, explique Daghan Irak. Mais en même temps, ils ne sont pas du genre à laisser passer une provocation. Leur quartier est sacré pour eux. Si la police mène une opération à Beşiktaş, ils répondront » , prévient-il. Il n’y a qu’à se rendre dans les rues du quartier pour constater combien le club fait partie de l’identité du lieu. Les statues d’aigles, en bronze ou en bois, montent la garde partout, et les murs des restaurants sont ornés d’écussons et de photos jaunies de l’équipe. Or, le bureau stambouliote du Premier ministre se situe à quelques dizaines de mètres à peine du cœur du quartier de Beşiktaş et la sécurité policière est renforcée depuis juin. Cars de CRS dans les rues, patrouilles lourdement armées… Beşiktaş a des allures de territoire occupé. « C’est très contrariant pour les supporters de Beşiktaş et pour les habitants en général. La situation est très tendue. Une provocation peut tout faire déraper » , affirme Daghan Irak.

« Tout ira bien, car nous sommes habitués à la pression » , sourit Yılmaz, appuyé contre un poteau du parc d’Abbasaga. « En rejoignant Carsi, nous avons pris un aller sans retour pour l’enfer. Où Beşiktaş ira, nous irons. »

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