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Quelle place pour le street en France ?
Alors que les terrains d’urban ou de five se multiplient en France revient le débat sur la place du football de rue dans l’Hexagone. Entre accès aux terrains et inclusivité, c’est ce que tente aujourd’hui de résoudre le Projet SOKKA.
Le crissement des chaussures sur le parquet, le rebond du cuir sur le bitume, les brûlures aux genoux dues au turf d’un city stade. Le football de rue fait travailler les sens. En France, il suffit ainsi d’un rayon de soleil pour voir des survêtements de tous clubs envahir les nombreux terrains à disposition, à coups de tournois improvisés ou de matchs interminables. Pour autant, si la cote de popularité du street ne fléchit pas, se pose la question de son accessibilité. Car oui, jouer dans la rue n’est pas valable partout, et encore moins pour tous.
Des joueurs, pas de terrain ?
Considérée comme le plus grand vivier de footballeurs derrière le Brésil, la France se targue d’une réussite notable dans son cursus de formation. Mais bien avant d’arriver au dernier étage, il a fallu s’aguerrir derrière le grillage tordu d’un city ou la porte défoncée du gymnase. Le street, cette discipline sans cadre ni contraintes, de nombreuses associations cherchent aujourd’hui à la structurer, à l’image du Projet SOKKA créé il y a quatre ans maintenant par Joffray Levé, dit « Jof », et Mathieu Chevereau. Le but est simple : développer ses propres compétitions. L’initiative, avant tout sociale, s’explique en effet par une hausse du coût des licences en clubs. Ainsi, une inscription en catégorie U17 ou U19 est aujourd’hui estimée à 130 euros annuels contre 110 au début des années 2010. Des chiffres auxquels s’ajoutent les frais d’équipement. « Ces sommes restent abordables, mais avec l’inflation, on voit de plus en plus de parents sacrifier les loisirs des enfants pour économiser un peu. Nous, c’est ce qu’on veut justement compenser », entame Jof. Une ambition séduisante. « Tout le monde s’est adonné au football de rue, poursuit Mathieu. Du ballon en mousse qu’on tape contre le mur de sa cour d’école, aux tournois de city qu’on organise avec ses potes de quartier. Le but avec SOKKA, c’était de compiler toutes ces pratiques, pour les structurer par le biais de compétitions à travers le pays. »
Comment y arriver ? Freiné par le Covid début 2020, le projet de Joffray et Mathieu profite de l’euphorie post-confinement l’année suivante – à travers notamment le concept de CAN des quartiers – pour prendre sa forme définitive. Un tournoi nommé Street SOKKA Tour est ainsi mis en place et se lie avec des associations de quartier, principalement en Île-de-France, ou des artisans locaux comme la Maison Château rouge – manufacturier, équipant de nombreux tournois populaires. Avec des modalités sans fioritures : par un système de matchs à « domicile » et à l’« extérieur », chaque quartier accueille l’adversaire avec ses propres règles. Belleville, Barbès, La Courneuve ou Aubervilliers se retrouvent donc à taquiner la gonfle sans arbitre, dans un univers où seule la technique prime. « Le street football, c’est un joli fourre-tout en fait, restitue Pierre, fondateur de sa propre équipe à Saint-Maur-des-Fossés dans le 94 et coach de la structure féminine. Là-dedans, chacun fonctionne avec ses propres règles. » Pour autant, si Paris et sa proche banlieue se prennent au jeu, loin du périph se dresse une autre réalité. « Je viens du 77, et pour beaucoup, nous étions des campagnards, sourit cyniquement Jean-Louis, entraîneur du team Torcy. Les mecs de banlieue ne nous prenaient pas au sérieux. Il a fallu qu’on aille faire des tournois loin de chez nous pour que les gens voient notre niveau. » Si le 7-7 paraît loin, que dire du reste. Il suffit de demander à Pauline, responsable au sein de l’association Graines de footballeuses, aidant à l’initiation au football pour les jeunes filles : « Je suis originaire de Normandie, et en campagne, soit tu joues en club, soit tu galères. Les seuls terrains disponibles pour une pratique régulière, ce sont ceux des clubs. Parler de l’existence d’un football de rue en campagne paraît donc bien compliqué. » Pour le Projet SOKKA, les enjeux sont donc multiples.
Boys’ club ?
Pour s’en rendre compte, on peut par exemple jeter un œil du côté du Château de Rezé, dans la banlieue sud de Nantes. Trônant au milieu des bâtiments, le city fait office de centre névralgique où une dizaine de gamins se ruent aux alentours de 18 heures. Et un constat en ressort : où sont les filles ? « Personnellement, je ne suis jamais passé devant un city en voyant une équipe de filles jouer », constate Pierre. Le problème va au-delà de la « simple » misogynie selon lui : « C’est comme si elles se bridaient elles-mêmes, en se disant qu’elles n’ont pas le droit d’être là, par peur d’être mal jugées. C’est aussi la réalité de beaucoup de quartiers, on ne va pas se mentir. » Effectivement, voir sa fille taper dans un ballon n’est parfois pas bien perçu. « Au début, ma mère ne voulait vraiment pas que je fasse du football. Même lorsqu’on gagnait, je pleurais car je savais que j’allais rentrer et que ma mère allait me gronder. Avec le temps, elle a accepté, et je me sens beaucoup plus libre », constate Assa Doucouré – actuelle joueuse de Thonon Évian – dans le reportage Footeuses signé YARD. Une présence féminine encore timide, qui chagrine Mathieu : « On connaît tous des mecs qui mettent la misère à tout le monde dans les tournois. Et on dit d’eux que ce sont des talents gâchés. Chez les filles, on peut aussi faire le même constat. Techniquement, une majorité est nettement au-dessus de la moyenne. C’est une question de considération. »
Face à ce manque, SOKKA a donc décidé de prendre les choses en main. Depuis deux ans, l’association organise la Ladies SOKKA Cup, son championnat féminin (auquel participe notamment Assa Doucouré), « pour que les filles ne soient pas comparées aux hommes, mais simplement leur donner l’occasion de s’exprimer sur le terrain », martèle Jof. En quête de grandeur, SOKKA ne souhaite d’ailleurs pas s’arrêter en si bon chemin, après avoir également lancé une session afin de promouvoir les personnes atteintes de handicaps. L’édition 2022 de la SOKKA Cup a ainsi eu l’occasion d’accueillir l’équipe de France des amputés. « Notre but, ce n’est pas de réguler le street, car il perdrait une part de liberté, mais de le structurer », insiste Jof, qui a déjà trouvé sa source d’inspiration : « Quand on voit la manière dont le futsal s’est développé en France, on se dit pourquoi ne pas faire la même chose dans les citys ? Les USA le font avec les playgrounds de basketball, donc à notre tour d’élargir les horizons du football de rue. » Un constat partagé par Jean-Louis, avec une vision plus large encore : « Moi, je veux que chaque quartier de France ait son équipe de street. Je veux qu’on organise un championnat digne de la Ligue 1, qu’on ait des terrains de qualité, des maillots, tout ce que vous voulez. Comme le dit Jof, regardez ce qu’est devenu le futsal ! » De l’optimisme à revendre, alors que s’ouvre la troisième édition du SOKKA Tour.
Par Adel Bentaha et Tristan Pubert
Tous propos recueillis par AB, sauf mention.