- Foot & paternité
Quelle est la place de la famille dans la vie d’un footballeur ?
Avec une sortie plutôt attendue en fin de repas de famille autour d'un digeo, Guy Roux a mis les pieds dans le plat vendredi dernier. Pourtant, au-delà de la polémique sur l'absence de Marquinhos contre Montpellier, le retraité des bancs de touche pose aussi une question centrale : quelle est la place de la famille dans la vie d'un footballeur ?
Le congé paternité n’a pas l’habitude de glisser ses orteils dans l’actu foot. Une rapide recherche Google sur le sujet le confirme : le premier résultat remonte à octobre 2012 et il concerne… Marinette Pichon. À l’époque, l’internationale tricolore aux 81 buts en 112 sélections est devenue maman pour la deuxième fois. Elle a alors obtenu 11 jours de repos afin de profiter de la naissance de son fils Maxim et épauler sa compagne, Ingrid (la maman qui a porté le bébé grâce à une fécondation in vitro réalisée en Belgique). Marinette devenait ainsi la deuxième femme homosexuelle de France à jouir de ce droit, usuellement dévolu au père. Qu’en pense Guy Roux ? Sûrement pas grand-chose de bienveillant, vu ce qu’il a bavé vendredi soir sur le plateau de L’Équipe du soir.
Royal Baby
« Ce sont les hommes qui accouchent, maintenant ? » Voilà le genre de question que le vieux Guy pose quand le Brésilien Marquinhos manque une rencontre de son club pour assister à la naissance de son fiston. Et d’enchaîner avec un échange qu’on pensait davantage réservé aux tontons séniles qu’à un plateau télé : « Il y a des millions de Françaises depuis les Gaulois et puis avant qui ont accouché dans des huttes » , analyse l’anthropologue d’un jour. Ce qui donne à son homologue des envies d’humour : « Il va donner le sein maintenant Marquinhos ? »
Ça donne quoi 5 hommes sur un plateau qui commentent le choix de @marquinhos_m5 d’être auprès de sa femme à l’accouchement, après l’horreur qu’il a vécue de voir sa première fille naître sous assistance respiratoire et ne pas rentrer à la maison ? Ça.?? #TeamPSG #marquinhos pic.twitter.com/JDFn7JY3Dc
— Footeuse (@Foooteuse) December 6, 2019
Enrico Cabrino Corrêa 06.12.2019 ? E o molecão chegou, parabéns mamãe @carolcabrino você é a nossa guerreira! Que alegria, quanta emoção, obrigado papai do céu por, mais essa benção em nossas vidas. pic.twitter.com/PY0Jxx1ns1
— Marcos Aoás Corrêa (@marquinhos_m5) December 7, 2019
Ce que les commentateurs ne savent peut-être pas, c’est que lorsque Marquinhos est devenu papa pour la première fois il y a deux ans, la naissance de sa fille prématurée s’est déroulée avec quelques complications. Dès lors, difficile de reprocher au défenseur parisien de préférer accompagner sa femme à la maternité plutôt que de jouer un match de Ligue 1 un samedi après-midi, sachant que son absence ne bouleversera pas la saison de son équipe – Paris n’ayant pas besoin de ses services pour s’imposer 3-1 à La Mosson. D’ailleurs, le PSG a été très clair en soutenant son défenseur, tout en soulignant bien « le club a décidé que Marqui reste avec elle » . Justement, et si le sujet était là ? S’il s’agissait d’une finale de Ligue des champions, ou tout simplement d’un match décisif, qu’aurait fait Marquinhos ? Et quelles auraient été les réactions de son coach, ses coéquipiers, ses supporters ? Le PSG est-il véritablement progressiste quand, pour afficher son soutien à son Brésilien, il indique avoir « décidé » que Marquinhos reste avec sa femme ?
Sa femme étant à l’hôpital depuis 2 jours dans l’attente d’accoucher, le club a decidé que Marqui reste avec elle. Le club transmet d’ailleurs toutes ses félicitations et vœux de bonheur à Marqui et à sa femme, qui a donné naissance hier après-midi à leur deuxième enfant.
— Paris Saint-Germain (@PSG_inside) December 7, 2019
La « bonne » femme de footballeur
Spoiler : le foot évolue comme la société, mais reste un monde conservateur. Et ce que dit n’importe comment Guy Roux, ils sont un paquet à le penser. Pour mieux le comprendre, penchons-nous sur le livre Des Footballeurs au travail. Pendant plusieurs saisons au cours des années 2000, le sociologue Frédéric Rasera a étudié de l’intérieur un club de Ligue 2 sous le prisme de l’entreprise. L’auteur a baptisé le club « L’Olympique » afin de préserver l’anonymat du club et de ses intervenants. Dans le chapitre où il analyse comment le travail empiète sur la vie privée des joueurs, il écrit que la « bonne » femme de footballeur « doit offrir un soutien à son conjoint en le mettant dans les meilleures dispositions pour qu’il soit performant dans son travail. Au nom des intérêts sportifs, se retrouvent ainsi légitimées les formes de division sexuée les plus traditionnelles et reposant sur une stricte asymétrie dans le couple. »
Quelques lignes plus loin, l’entraîneur de l’équipe de Ligue 2 en question ne laisse aucun doute sur la hiérarchie entre le terrain et la famille : « Il y a des femmes qui demandent à 4h du matin, 5h du matin de se lever pour donner le biberon. Donc ça c’est inacceptable, parce qu’il [le joueur] ne peut pas être performant. » Pour le coach de « L’Olympique » , la femme d’un footballeur doit être un appui sans faille dans l’ombre de son mari : « Je ne vois pas en quoi la femme est moins importante si elle se sacrifie par exemple pour mettre son mari dans les meilleures conditions. Elles sont énormes, parce que le joueur, il faut qu’il trouve son équilibre parfait dans la vie privée pour s’exprimer dans la vie professionnelle. »
Quelle articulation entre vies personnelle et professionnelle : le débat est de saison à l’heure où un vent de contestation souffle sur la start-up nation. De la réalisation carriériste de soi à l’épanouissement oisif, le curseur du socialement acceptable se balade au gré des époques. Ajoutez-y le nécessaire combat pour l’égalité hommes-femmes, et vous obtenez un cas d’école appliqué au football. Or, le foot est un sport exclusif qui supporte mal la concurrence. Comprendre : le travail du footballeur cantonne bien souvent la femme du joueur au foyer. Ludovic Obraniak est bien placé pour en parler : il y a quelques années, sa future épouse – titulaire d’un double master en marketing et théologie « brillamment obtenu à l’université de Miami » – a choisi de quitter son poste à la direction des partenariats d’Orange TV, pour le suivre à Lille.
Jouer pour vivre ou vivre pour jouer ?
Reconnaissant des sacrifices de sa moitié, il a écrit un texte dans le SO FOOT #155 (un numéro spécial écrit par les joueurs) pour exprimer sa gratitude et aussi raconter une autre réalité vécue par les femmes de footballeurs : « Ayant perdu leur indépendance financière, elles se retrouvent avec un ou plusieurs enfants, coincées, obligées de compromettre leurs propres valeurs pour se sécuriser, obligées parfois d’accepter que leur compagnon les trompe pour ne pas être mises dehors. »
Johan Radet, lui, a bien connu Guy Roux et ses méthodes. Entre 1996 et 2007, il a passé toute sa carrière à l’AJ Auxerre, dont neuf saisons sous les ordres de l’homme-sandwich. Il a vécu les victoires en Coupe de France (2003 et 2005), la Ligue des champions et aussi beaucoup, beaucoup de vendredis soir à l’hôtel. « Guy Roux, il adorait les mises au vert. On avait rendez-vous à 19h la veille des matchs à domicile. Quand il y avait un enchaînement de matchs tous les trois jours, on n’était jamais chez nous. » Traduction : en tant que papa, on n’a pas le temps de s’occuper de sa famille. Et si l’ancien défenseur bourguignon n’a jamais eu à faire une croix sur un match pour la naissance de ses enfants, il se rappelle les congés paternité « accordés » par Guy Roux : « Il nous disait :« Vous avez le droit à 11 jours, vous prendrez 11 lundis. » Mais le lundi, c’était le jour de repos… »
Par Eric Carpentier et Florian Lefèvre
Propos recueillis par EC et FL sauf mentions
À lire : Des Footballeurs au Travail, par Frédéric Rasera, éditions Agone.