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Yusuf Yazıcı : « Je ne vis que pour mes rêves »
Champion de France en 2021 avec le LOSC, meilleur buteur de l’histoire des Dogues en Coupe d’Europe, Yusuf Yazıcı s’est livré longuement pour la première fois depuis son arrivée en France. Entretien avec celui qui est le seul avec Rivaldo à avoir inscrit un triplé à San Siro face au Milan, rien que ça.
Tu es le meilleur buteur de l’histoire du LOSC en Coupe d’Europe avec 12 réalisations. Tu réalises ?
J’en suis tellement fier, je n’aurais jamais pensé en signant ici que j’allais battre un tel record. Mes coéquipiers me chambrent beaucoup pour cela à l’approche des matchs de Coupe d’Europe en disant que je vais à nouveau faire le show, ça me fait rire. Au bout d’un moment, j’ai commencé à m’intéresser aux meilleurs buteurs de l’histoire du LOSC dans ces compétitions, et je pensais qu’un joueur comme Eden Hazard par exemple devait être loin devant, mais finalement non (4 buts). Entrer dans l’histoire d’un club français en tant que Turc me rend très heureux. Lille a une place très particulière pour moi. Si aujourd’hui, j’ai réussi à me faire un nom, ils y sont pour beaucoup.
Tes souvenirs de Coupe d’Europe, c’est aussi tes deux triplés face au Sparta Prague et l’AC Milan en Ligue Europa, en octobre et novembre 2020.
Le match à Prague était spécial. Je venais de marquer d’une frappe de loin, puis j’avais eu le sentiment que c’était le soir pour faire encore plus. Après le doublé, je me disais qu’il fallait absolument que j’inscrive le premier triplé de ma carrière, ce que j’ai réussi à faire. Les trois buts face au Milan, je ne les oublierai jamais de ma vie. Un stade mythique comme San Siro, un adversaire historique… Pour l’anecdote, un ami me filmait la veille, et je lui avais annoncé que j’allais marquer, j’étais sûr de moi. Mais de là à en inscrire trois, c’était inimaginable. Seul Rivaldo avait réussi à faire cela dans ce stade. J’avais aussi appris que j’étais le premier joueur de l’histoire de la compétition à réussir deux triplés de suite. Encore aujourd’hui, les supporters me montrent la une de L’Équipe de l’époque, c’est incroyable.
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Tu as savouré d’autant plus que tes débuts à Lille ont été délicats.
Ces deux triplés étaient la récompense de plusieurs mois de souffrance, de travail et de persévérance. Mes débuts à Lille avaient été compliqués avec une grave blessure des ligaments croisés qui m’avait éloigné des terrains pendant huit mois. Durant cette période, il fallait gérer la période d’adaptation à la France et la rééducation en même temps. Je travaillais jusqu’à huit heures par jour, je donnais tout. Je venais de réaliser un premier rêve en signant en Europe, mais il fallait maintenant montrer ce que je valais. Avant de dormir, je faisais les matchs dans ma tête, pendant les matchs c’était pire. Je décryptais tout, me demandais comment je pouvais aider l’équipe si j’étais sur le terrain… J’ai appris durant ces huit mois que le football ne se passait pas seulement sur la pelouse.
En parlant de Coupe d’Europe, as-tu digéré la défaite en Ligue Europa Conférence face à Aston Villa ?
J’ai dit à mes coéquipiers que si on éliminait Aston Villa, on irait au bout. On avait plutôt bien joué au match aller, on s’était créé beaucoup d’occasions, mais sur les deux rencontres, on avait pris beaucoup de buts largement évitables. C’est dommage parce que j’ai le sentiment que l’on était meilleurs. Je n’oublierai jamais de ma vie cette rencontre pour deux raisons. La première, c’est la douleur d’avoir été éliminé de cette manière, et la seconde, c’est que je n’avais jamais vu une telle ambiance dans notre stade. C’était la meilleure atmosphère de mes cinq ans ici. J’essaye de positiver en me disant qu’on a quand même écrit l’histoire du club en accédant aux quarts de finale.
Tu as eu des coups de génie, mais aussi de l’irrégularité dans ton aventure lilloise qui t’a poussé vers des prêts au CSKA (de janvier à juin 2022) et à Trabzonspor (saison 2022-2023). Comment tu l’expliques ?
Tu fais bien de me poser la question, parce que c’est une blessure que je garde au fond de moi. J’aimerais beaucoup en parler, mais ce n’est pas le moment. Tout le monde devinait que quelque chose n’allait pas. Comment pouvais-je être champion de France en ayant été important pour le LOSC, puis me retrouver en prêt en Russie ? Ce n’était pas logique. J’expliquerai tout le moment venu, parce que les supporters et les gens qui m’ont toujours soutenu méritent de le savoir.
Ce prêt avait pourtant été incroyable pour toi.
J’ai adoré mon passage au CSKA. J’ai débarqué en période de guerre, et quand on était à Antalya en stage de présaison, les joueurs étrangers voulaient déjà s’en aller. Le club s’attendait aussi à ce que je m’en aille, mais je voulais rester. Ils m’avaient fait confiance, je ne pouvais pas les abandonner, ils étaient étonnés. Le CSKA n’avait pas battu le grand rival du Spartak à l’extérieur depuis plus de vingt ans je crois, et j’ai marqué le but de la victoire, ça restera gravé à vie. J’ai marqué huit buts lors de mes six premiers matchs, même là-bas j’avais réussi à entrer dans l’histoire, je pouvais être fier. Puis Moscou était une ville formidable, le championnat était meilleur que ce à quoi je m’attendais. J’ai failli y signer définitivement.
Au début de cette saison, beaucoup parlaient de ton départ, mais finalement tu es devenu l’un des joueurs importants de Fonseca. Quelle relation avez-vous ?
Après mon prêt qui s’était mal passé à Trabzonspor la saison dernière, c’était normal que les supporters s’attendent à un départ. Je suis parti voir Fonseca, pour lui dire que je voulais à nouveau montrer qui j’étais, et que je pouvais aider l’équipe. Il m’a fait confiance et m’a demandé de travailler. Je l’aime beaucoup, j’ai appris beaucoup de choses avec lui. J’adore sa sincérité et sa proximité avec les joueurs.
Qu’est-ce que tu as appris de lui ?
À jouer un football plus mature. Je me trouve plus tranchant offensivement et surtout je prends goût maintenant à défendre, je n’aurais pas pensé dire ça un jour. (Rires.) Je suis un joueur qui aime faire le jeu et être derrière l’attaquant, mais Fonseca m’a montré que ce n’était pas suffisant. Il m’a permis d’adorer récupérer un ballon par exemple. C’était ce qu’il me manquait. Je suis plus âgé, je comprends mieux l’importance de contribuer aux tâches défensives, surtout dans le football d’aujourd’hui.
Tu as été champion de France avec Lille en 2021. Tu pensais que c’était possible en début de saison ?
Je suis un grand rêveur qui ne vit que pour ses rêves, mais ce serait mentir de dire que l’on pouvait croire à un titre de champion de France en tout début de saison dans un championnat avec le PSG et son budget illimité. On avait une équipe et un entraîneur formidable. Avec Burak Yılmaz, on pense vraiment que le tournant de la saison avait été notre victoire à Lyon 3-2. J’avais gagné un duel aérien – ce qui m’arrive rarement – qui s’était transformé en passe décisive pour lui, ça veut dire que plus rien ne pouvait nous arriver ! (Rires.) À cinq journées de la fin, on commençait à mesurer que l’on jouait le titre. C’était la période Covid, les stades étaient vides, donc une fois sacrés, on ne se rendait pas vraiment compte de ce que l’on venait de réaliser. C’est lorsque l’on avait fait la parade en bus que c’était incroyable. Quel jour immense c’était…
Quel était le secret de cet exploit ?
La cohésion. On était plusieurs joueurs de tellement d’origines différentes, mais pourtant on était unis. Si un adversaire avait le malheur de toucher l’un de nous sur le terrain, on fonçait tous sur lui. Si on ratait une première mi-temps, c’était sûr que l’un de nous allait prendre la parole pour remobiliser tout le monde. On détestait perdre, c’était inenvisageable. Il y a quelque chose que je n’aime pas sur un terrain, c’est le joueur qui peste contre son coéquipier pour une perte de balle. Chez nous, ça n’existait pas. Tu perdais le ballon ? Aucun souci, quelqu’un allait le récupérer pour toi. On restera liés à vie. Je suis toujours en contact avec Ikoné, Maignan, Fonte, Xeka… Ils sont formidables.
Vous étiez trois Turcs avec Zeki Çelik et Burak Yılmaz à gagner le titre. C’était une surprise de voir Burak réaliser une telle saison à cet âge ?
J’avais déjà joué avec Burak à Trabzonspor, il était déjà incroyable et important tant sur le terrain que dans un vestiaire. Bien sûr que par rapport à son âge, beaucoup s’attendaient à le voir sur le banc et faire des bouts de match, mais c’était très mal le connaître. C’est un grand compétiteur. J’avais adoré vivre ça avec lui et Zeki. De voir trois Turcs remporter un titre en Europe, c’était unique.
Parlons de ta vie à Lille. Quelles différences t’ont frappé par rapport à Trabzon ?
Au départ, c’était un choc culturel. Je venais de quitter la Turquie pour la première fois et j’avais galéré par rapport à la nourriture et la langue, mais franchement, je me suis vite adapté. Je suis très heureux à Lille parce que tout est réuni pour te concentrer sereinement sur le football. En plus, tu es à côté de Paris, Bruxelles, Bruges, Cologne, Amsterdam, Londres… Que demander de plus ? J’adore aussi le fait de pouvoir marcher dans la rue tranquillement, ce n’est pas forcément le cas en Turquie, mais c’est normal. Mon rêve était de jouer en Espagne quand j’étais plus jeune, j’avais même eu l’occasion de signer pour la Real Sociedad, donc je ne réfléchissais même pas à jouer un jour en France. Finalement, j’ai fait le bon choix.
Ton aventure lilloise, c’est aussi des cambriolages qui s’enchaînent.
J’ai vécu cette expérience trois fois ici. La première fois, c’était à mes débuts et ils avaient réussi à voler ma voiture et des objets de valeur durant mon opération. Cette année, j’habite dans un endroit qui est d’apparence très calme et très sécurisé, mais pourtant, ça continue. La deuxième fois, c’était pendant un match. Et la dernière tentative, c’était celle de trop. C’était en plein après-midi, j’étais avec ma petite amie chez moi, et j’entends la porte de l’ascenseur être forcée. J’ai compris qu’ils voulaient nous séquestrer, puis nous cambrioler. C’était horrible, parce que je me demande ce qu’il se serait passé s’ils avaient réussi à casser la porte d’entrée.
Tu as bataillé durant ton adolescence pour être physiquement au niveau de tes coéquipiers. C’était usant mentalement ?
Jusqu’à mes 13 ans, le football était tellement facile ! J’avais du talent, un bon pied gauche, donc je me baladais. Puis tout le monde a grandi, pris du poids, c’est là que ça devenait compliqué parce que j’avais du retard physiquement. J’ai beaucoup travaillé pour rattraper cela. La Ligue 1 est un championnat connu pour être très physique, mais je voyais ça comme un défi, je voulais progresser. En Turquie, pendant les dix dernières minutes d’un match, il y a des boulevards. Ici, tant que l’arbitre ne siffle pas la fin de la rencontre, tout le monde te bouscule, il faut être prêt.
Tu es un enfant de Trabzon et tu représentes tellement pour ses habitants. Quel est ton lien avec cette ville ?
C’est ma vie, mon enfance, mes souvenirs… Je dois tellement de choses à Trabzonspor et je suis fier de me dire que j’ai payé ma dette en leur apportant une belle somme d’argent. J’étais le petit garçon fan du club, qui était devenu son capitaine. Je serai lié à vie à cette ville, à ce club tellement spécial. Mon père était un amoureux de Trabzonspor, mon frère était très talentueux, on se défiait. Je passais ma vie à jouer dehors entre quartiers, donc c’était évident que j’allais baigner dans ce sport, c’était toute ma vie. J’allais regarder pendant des heures les vidéos de Ronaldinho et Beckham sur Youtube. Ce sont des artistes, il faut jouer au football pour s’amuser et satisfaire les supporters. J’avais dormi avec mes premiers crampons par exemple, je suis dingue de football. Il m’arrive de regarder les matchs sur trois écrans différents, c’est une drogue.
Trabzonspor a été tristement mis en avant ces dernières semaines à la suite de l’agression des joueurs de Fenerbahçe par les supporters. Que penses-tu de l’image du football turc dans le monde ?
Ça me rend tellement triste. Pendant des jours, tout le monde me demandait dans le vestiaire ce qu’il se passait, ça me rendait fou d’expliquer. Nous avons un pays qui respire le football, des jolis complexes, des beaux stades, mais pourtant, on n’arrive toujours pas à bien faire parler de nous. La Turquie est un pays unique au niveau de l’amour du football et de l’engouement. Chez les Turcs, si ton équipe perd, tu n’as même plus envie de manger. À Trabzon par exemple, lorsque Trabzonspor perd, les ventes de journaux et de pain diminuent fortement, c’est hallucinant. Les habitants ne veulent pas lire les mauvaises nouvelles, et perdent l’appétit à la suite des défaites. Depuis la Coupe UEFA de Galatasaray en 2000, aucun club turc n’a gagné la moindre compétition européenne. Il faut que l’on se concentre sur ce genre de choses, pas le reste.
L’Euro 2024 approche à grands pas. Quelles sont les ambitions de la Turquie ?
Il faut se concentrer et ne pas commettre les mêmes erreurs que lors du dernier Euro qui avait été très compliqué. On avait déçu tout notre pays et nos familles, donc je préfère garder nos ambitions pour moi. À la fin du tournoi, j’avais appelé mon père pour organiser des vacances et me changer les idées, il m’avait répondu sur le ton de l’humour qu’il ne voulait plus me voir pendant un long moment. (Rires.) Nous avons une très belle équipe, il faut parler sur le terrain et rendre fier notre peuple. La compétition est en Allemagne, ça va être spécial pour tout le monde.
Peux-tu nous parler d’Arda Güler et de Kenan Yıldız, qui se montrent à leur avantage du côté du Real Madrid et de la Juventus ?
Ce sont deux joueurs spéciaux, on a tellement de chance de les avoir. Les Turcs regardent le Real Madrid et la Juventus avec beaucoup de fierté. Ils sont à l’écoute, bosseurs, je ne me fais aucun souci pour eux, ils vont suivre de grandes carrières. Pour Arda, je ne suis pas étonné, c’est un phénomène. Si tu connais le football, tu n’es pas surpris de ce qu’il est en train de faire dans son club.
Pour finir, le Milan s’intéresserait à ton profil. Comment le vis-tu ?
Mon contrat va bientôt prendre fin, je ne sais toujours pas ce que l’avenir me réserve parce que je suis heureux à Lille. C’est un plaisir de voir que beaucoup de clubs importants s’intéressent à moi, mais je veux surtout me concentrer sur l’Euro. J’ai beaucoup de rêves encore dans le football. Bien sûr que tu ne peux pas être insensible à des clubs comme le Milan. C’est Ronaldinho, c’est Beckham… On verra bien ce que l’avenir me réserve.
Propos recueillis par Diren Fesli, à Lille