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Quand Vichy a failli tuer le derby dans l’œuf…

Par Nicolas Kssis-Martov
6 minutes
Quand Vichy a failli tuer le derby dans l’œuf…

Le derby entre Saint-Étienne et Lyon propose un énième acte de son mélodrame ce soir. Les supporters se détestent avec conviction et les dirigeants miment avec une gourmandise commerçante la comédie pour essayer de maintenir en vie une rivalité si rentable. Pourtant les deux clubs ont failli fusionner. La faute à un régime de Vichy qui n'aimait ni le foot ni le professionnalisme, et encore moins le peuple du ballon rond... Récit de l'incroyable saison 1943-1944 du « Lyon-Lyonnais ».

4 juillet 1943. Dans son rapport mensuel envoyé à Vichy, le préfet de la Loire s’inquiète que la suppression de l’équipe de foot professionnelle de Saint-Étienne, à la suite de la réorganisation du championnat de première division autour d’équipes régionales, déclenche « une très forte effervescence » . L’ampleur du mécontentement le pousse à demander une « reconsidération de décision » . Onze jours plus tard, le haut fonctionnaire essaye toujours de convaincre sa hiérarchie au nom du maintien de l’ordre public : « La présence à Saint-Étienne d’une bonne équipe de football a une influence d’ordre moral sur la jeunesse et en particulier la jeunesse ouvrière des houillères. » Il n’est pas nécessaire de rappeler à quel point il fut rare, voire exceptionnel, que ces fidèles serviteurs de l’État s’opposent aux décisions émanant, y compris indirectement, du maréchal Pétain.

Ce cri d’alarme survient pourtant à un moment particulier. Le foot français aborda la difficile période de l’occupation alors qu’il traversait déjà une période cruciale de son évolution. Le professionnalisme venait tout juste d’être instauré, notamment sous l’impulsion des clubs liés, comme Sochaux ou Saint-Étienne, aux grands groupes industriels du moment. Or le nouveau régime regarde d’un très mauvais œil ce sport à la fois « métèque » , ouvrier, urbain et désormais professionnel. Pour ceux qui s’intéressent à la question dans les couloirs de la ville d’eau transformée en capitale de la France « allemande » , il se révèle trop loin des belles valeurs « de chevalerie » athlétique que certains rêvent d’insuffler à la jeunesse du pays. « Il est encore dans la doctrine de la révolution nationale de donner à la jeunesse le goût de l’effort ; non de l’effort pour le gain, mais de l’effort pour l’effort » , précisera à ce propos Jep Pascot, commissaire général à l’EGS, autrement dit le « ministre des Sports » de la collaboration.

Vichy et l’anti-professionalisme

« Lorsque Jean Borotra, en avril 1942, a été viré de ce poste, son successeur, Jep Pascot, ancien rugbyman, notamment à l’USAP, a en effet repris les affaires en main, et radicalisé avec beaucoup plus d’autoritarisme la politique sportive du régime » , précise Pascal Charroin – historien au département STAPS de Saint-Étienne et chercheur au CRIS à Lyon. « Ce dernier a voulu réaffirmer le préalable anti-professionnel du gouvernement, et de manière plus virulente que Borotra. Le foot se vit toutefois accorder certes une petite exception, au regard notamment de son apport au rayonnement de la France. Il eut le droit de maintenir une équipe pro dans chaque chef-lieu d’Académie. Au départ, il a laissé faire la FFFA, pour qu’elle établisse ce championnat « nouvelle formule ». Sauf que la fédé a traîné des pieds, laissant ainsi la situation pourrir. Résultat, Jep Pascot a tapé du poing sur la table et a ordonné aux préfets d’appliquer la consigne avec intransigeance. » Les frictions entre le monde du football et le commissariat ne cesseront de se multiplier ensuite, à l’instar du conflit avec la Ligue de Paris.

Pour en revenir au championnat, il est ainsi procédé à des fusions contre-nature, heurtant la petite histoire du foot français, avec de pseudo-formations régionales qui ne s’appuient sur aucune autre réalité que des découpages administratifs ou vaguement « folkloriques » . Tout comme le régime tente d’imposer son mythe ruraliste à une France de plus en citadine et industrielle, il décide d’ignorer les spécificités propres à chaque « terroirs » footballistiques. 16 équipes s’inscrivent de la sorte pour la saison 1943-1944, et les joueurs deviennent des moniteurs rémunérés.

L’amateurisme ou trahir ?

« Pour le cas de Saint-Étienne, continue Pascal Charroin, on imposa donc aux pros de l’ASSE d’aller jouer pour une équipe montée de toute pièce « le Lyon-Lyonnais ». Le professionnalisme à Lyon n’existait pas alors, contrairement à Saint-Étienne qui avait adopté ce statut dès le départ en 1933. Le FC Lyon restait une équipe constituée d’amateurs, comme d’ailleurs celle de Bourg-en-Bresse qui devait également fusionner. On a bricolé une formation en additionnant soi-disant les « meilleurs » de chaque club. Elle ne signifiait rien sur le plan sportif. Ils ont été rencontrer Paris-Île-de-France. Ils étaient tout juste neuf et ils ont dû emprunter deux remplaçants, des anciens du Red Star. Y compris l’entraîneur de 51 ans a dû chausser les crampons. »

C’est peu dire que cette décision provoqua une réaction d’incompréhension dans l’ensemble du monde du foot et évidemment, au premier chef, dans les villes qui hébergeaient des clubs « puissants et fondateurs » , condamnés à mourir. Surtout que globalement, l’opinion commence, comme en témoignent les rapports des préfets, à se défier du régime depuis le retour de Pierre Laval en avril 42 (et au fur et à mesure que la victoire des alliés se dessine), avec le tournant ouvertement assumé du collaborationnisme (Jep Pascot est un proche de René de Chambrun, gendre du chef du gouvernement). « La réponse locale a d’abord été politique. Les notables du cru, comité des Houillères y compris, ont envoyé Antoine Pinay, le futur papa du nouveau franc, expliquer en haut lieu qu’il s’agissait d’une très mauvaise idée. Le préfet de la Loire a été sollicité par le conseil municipal et départemental pour faire remonter l’incompréhension à ses supérieurs et à Pierre Laval, ce qu’il fit facilement, en étant lui-même convaincu. Le sentiment d’injustice était d’autant plus grand que le Nord et le Pas-de-Calais se virent accorder une dérogation pour Lens et Lille. Cela dit, Sochaux avait été rayé de la carte, et ce qui demeurait de l’effectif avait dû aller jouer a Besançon, une cité sans aucune tradition foot. »

Jep Pascot et Vichy ne cèdent pas d’un pouce. L’heure n’est plus aux compromissions. « Comment l’affaire s’est solutionnée ? Trois Stéphanois sont effectivement partis à Lyon, tous les autres se sont fait délivrés des certifs bidons de la société Casino de Guichard, une façon de prouver qu’ils n’étaient pas pros. D’autres ont dégainé des prétextes plus ou moins vrais, comme la maladie d’une mère ou de tenir un bistrot à Sainté, pour ne pas rejoindre la nouvelle équipe. »

Une revanche sur le terrain

C’est dans cette nouvelle configuration que le « nouveau » championnat reprend, dans lequel la création « Lyon-Lyonnais » peine évidemment à briller, finissant 13e sur 16. « L’ASSE, de son coté, continue Pascal Charroin, a été reversée chez les amateurs. Elle s’est retrouvée face à des associations du coin telle que la Roche-la-Molière, pour résumer d’un niveau de DHR ou au mieux de CFA2. Elle survole évidemment la compétition. Il y eut cependant une forme de confrontation directe. Une rencontre entre amateurs du Lyonnais, comptant donc désormais de nombreux, voire quasiment que des ex-pros de l’ASSE, et l’équipe fédérale « pro » récemment créée ex-nihilo, se déroula le 5 décembre 1943 à Geoffroy-Guichard. Le public acclama les ex-Verts et hua ceux passés à « l’ennemi » . La défaite 3 à 1 de ces derniers suscita la liesse populaire dans un stade plein malgré les moins 5 de ce dur hiver. »

À la libération, tout reprend son cours normal, ou presque. Cette aventure ne sera sûrement pas pour rien dans les raisons qui conduisirent à la création de l’Olympique lyonnais en 1950…

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Par Nicolas Kssis-Martov

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