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Quand Matthias Sindelar défiait Hitler
Le 3 avril 1938, l'Allemagne affrontait l'Ostmark, nouvelle province fraîchement annexée connue autrefois sous le nom d'Autriche. Plus connu sous le nom d'Anschlussspiel, ce match a été marqué par le génie d'un homme : Matthias Sindelar. 77 ans plus tard, cette rencontre demeure celle pendant laquelle le Mozart du football s'est payé la tête d'Adolf Hitler.
C’est une légende du football. Né le 10 février 1903 à Kozlau, Matthias Sindelar a marqué de son empreinte le football autrichien et mondial pendant des années et des années. Vedette du FK Austria Vienne, Sindelar était avant tout le plus grand joueur que l’équipe d’Autriche ait connu. Aux côtés de Rudi Hiden, il fait de la Wunderteam l’une des toutes meilleures sélections du monde. Surnommé « der Papierene » (l’homme de papier, ndlr) grâce à son physique et sa faculté à se glisser facilement dans les défenses adverses, il est un virtuose dont le talent ne souffrait d’aucune remise en question. Malheureusement, Sindelar a pratiqué le football à l’heure de la percée des régimes fascistes. Quelques mois après l’accession à la chancellerie d’Adolf Hitler, le 30 janvier 1933, Matthias Sindelar remportait la coupe d’Autriche avec le FK Austria Vienne. Il était alors sans doute loin de se douter que quelques années plus tard, il deviendrait un emblème de la résistance contre le régime nazi. Une icône née d’un mélange de faits et de fables, comme bien souvent.
L’Anschlussspiel, contestation politique ou contestation sportive ?
Quelques jours après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, Hitler et ses conseillers décident d’organiser un match de football pour apaiser la situation. Le dictateur connaît l’emprise du sport sur les foules et espère pouvoir, avec ce match au scénario convenu, ravir les deux camps. L’équipe d’Autriche n’existe plus en tant que telle, et tous les joueurs de la Wunderteam deviennent donc de potentiels joueurs de l’équipe d’Allemagne. Ce match est, en quelques sortes, leur dernier en tant que membre de l’équipe d’Autriche. Paul Dietschy est un historien spécialiste du sport, et plus particulièrement du football. En 2010, il a écrit L’Histoire du Football et connaît très bien le cas Sindelar. Durant ce match, « le Mozart du football » a effectivement très bien joué, et a même marqué, avant d’aller célébrer son but devant la tribune officielle où siégeaient Hitler et ses proches conseillers. « Les explosions de joie de Sindelar, la foule du stade Ernst-Happel, à Vienne, oui, tout ça a existé. Le problème, c’est l’interprétation qu’on leur donne » , explique Paul Dietschy.
Car pour beaucoup, cette manifestation de joie était ni plus ni moins qu’un défi lancé au totalitarisme nazi. « D’après moi, ces célébrations sont plus le signe d’un refus de l’Anschluss sportive que d’une démonstration politique. On a trop tendance à ériger Sindelar comme un symbole. Il est le défenseur du football viennois plus qu’il est un homme avec une conscience politique, rappelle tout de même monsieur Dietschy. Si contestation politique il y a eu, elle est tout simplement impossible à vérifier. Beaucoup d’historiens autrichiens, dont Matthias Marchik relativisent la place de Sindelar. Il peut y avoir eu des petites formes d’opposition mais elles se situent toutes sur le terrain sportif où les identités locales sont très fortes. Et ça continue jusqu’en 1943 ! Quand les équipes allemandes viennent jouer à Vienne, elles sont conspuées. Non pas tellement parce qu’elles représentent le nazisme, mais comme des équipes qui représentent l’Allemagne » , poursuit le professeur. Les analyses a posteriori sur les agissements de Sindelar rejoignent en fait la volonté croissante de créer des idoles résistantes dans toutes les sphères de la société. Pourtant, « il est le défenseur du football viennois plus qu’il est un homme avec une conscience politique. » , enfonce Dietschy.
Sindelar juif ? Sindelar assassiné ?
Dans la croyance partagée par les amoureux du ballon rond, Sindelar est le symbole de la répression antisémite du régime nazi. Seulement, là encore, quelques réserves sont à émettre. « C’est compliqué puisqu’il faut d’abord savoir ce qu’on entend par juif. On dit qu’il a des origines juives mais il n’est pas considéré comme juif en tant que tel » , rappelle monsieur Dietschy. Le rachat d’un café « aryanisé » , à Vienne, renforce encore un peu plus l’idée de Matthias Sindelar ne peut pas être considéré comme un juif. Et puis, si Sindelar se disait ouvertement juif, jamais il n’aurait eu l’opportunité de disputer ce match, et de rester en vie aussi longtemps. « Et de toute façon, c’est impensable qu’il ait joué ce match s’il avait été juif ! Jamais un juif n’aurait pu jouer ce match là » , raconte l’historien du sport. Oui, Sindelar a par la suite refusé de faire partie de l’équipe de football d’Allemagne, et sans doute était-ce parce qu’il ne partageait pas les idées nauséabondes du régime en place. Mais il serait historiquement faux d’interpréter ce refus comme un refus purement politique et religieux.
La mort du footballeur aussi doit être analysée avec la plus grande prudence. « Sindelar est mort comme Zola : asphyxié au monoxyde de carbone. À l’époque, c’était très fréquent de mourir comme ça. Alors, est-ce un attentat de la Gestapo ? Tout est possible, mais c’est très difficile à affirmer » , confie Paul Dietschy. Difficile à affirmer, mais pas impensable non plus. Le régime nazi était impitoyable avec ses opposants, surtout politique, et un simple refus sportif aurait très bien pu conduire à un assassinat. Sans remettre totalement en cause les actes courageux du plus grand joueur autrichien de l’histoire, il convient de démêler le vrai du faux, la réalité de la fable et mettre un coup de projecteur sur les footballeurs qui ont vraiment résisté. « Dans le football, il y a eu de vrais résistants. Étienne Mattler, ancien défenseur de Sochaux et de l’équipe de France, a participé à la résistance dans le territoire de Belfort, par exemple. Lui s’en est sorti en allant en Suisse mais le footballeur du Torino, Bruno Neri, est mort au combat. Ce sont de vrais résistants » , rappelle l’enseignant chercheur, avant de conclure : « Le problème de Sindelar, c’est cette différence entre l’histrion, cette vedette qui peut se payer la tête des grands, et celui qui affirme véritablement un refus politique. C’est très compliqué. »
Par Gabriel Cnudde