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Quand les joueurs de Trapani vivaient sur un bateau
Ce dimanche, Trapani affronte Pescara lors de la finale aller des play-offs de Serie B avec, à la clef, le dernier ticket pour la montée en Serie A. L'ascension du club sicilien est incroyable : il y a cinq ans, il était encore en quatrième division, et tous les joueurs de l'équipe vivaient ensemble sur un bateau. Nous étions allés les voir. Reportage.
Après une saison exceptionnelle, Trapani est face à une marche historique de son histoire. Le club de Sicile a l’occasion, pour la première fois, de monter en Serie A. Il faudra, pour ce, battre Pescara lors de la finale aller-retour des play-offs (aller ce dimanche 20h45, retour mardi soir). L’histoire est belle pour Trapani. En juin 2013, les Siciliens avaient été promus en Serie B. Deux ans plus tôt, en mai 2011, ils étaient encore en Lega Pro 2 (ancienne D4) et luttaient pour la montée en Lega Pro (D3). C’est à cette époque que So Foot était allé leur rendre visite. La raison ? Plutôt que de gaspiller son budget en chambres d’hôtel et en loyers superflus, Vittorio Morace, le président du club, avait eu une idée : inviter toute l’équipe à vivre sur l’un de ses bateaux, amarré dans le port de la ville. Nous avions ainsi partagé leur quotidien, entre petit-déjeuner sur le bateau le matin et entraînement au pied de la montagne l’après-midi. À l’époque, personne n’aurait pu prédire que, cinq ans plus tard, cette même équipe serait aux portes de la Serie A. Reportage à bord.
Gianni Morace pourrait être le nom d’un personnage d’un film de Fellini. Le rôle du vieux mafieux napolitain aux lunettes teintées, par exemple. Pourtant, à Trapani, dans le nord-est de la Sicile, ex-base aérienne de la « coalition » contre le régime de Kadhafi en Libye, le nom de Gianni Morace n’évoque que des bonnes choses. Il n’est pas associé à celui d’une figure locale, et encore moins à celui d’un ancien chef de clan. Non. Le Gianni Morace est un bateau. Un immense paquebot de 105 mètres de long, coque blanche immaculée, qui dort dans le port de Trapani, à côté d’autres navires de l’Ustica Lines, la compagnie locale dirigée par Vittorio Morace. En général, la plupart des bateaux de l’Ustica assurent la liaison entre Trapani et les petites îles paradisiaques de Favignana et Marettimo, au large des côtes. Mais sur le Gianni Morace, on ne parle ni de croisière, ni de virée en mer, ni même de guerre en Libye. On parle football.
De fait, à l’intérieur de cette maison flottante vivent la plupart des joueurs du Trapani Calcio, l’équipe de la ville, actuellement en Lega Pro 2 (ancienne Serie C2, équivalent de la D4, ndlr).
Une situation totalement incongrue, née dans l’esprit du président du club, Vittorio Morace. « L’idée initiale, c’était de cimenter le groupe. Moi, j’ai passé ma vie en mer, et je sais que sur un bateau, des liens incroyablement forts se créent. C’est ce que je voulais pour l’équipe, de façon que le noyau soit uni comme une famille » , raconte-t-il, debout dans un grand bureau où on ne plaisante pas avec les tableaux de bateaux en mer. Napolitain d’origine, Trapanese d’adoption, l’homme a élu domicile en Sicile après que les élus locaux, en 2005, lui ont demandé de sauver le Trapani Calcio. À l’époque, l’équipe qui a vu éclore Marco Materazzi au cours de la saison 1994-95 navigue en eaux troubles suite à une faillite intervenue au terme d’une longue agonie financière. « On n’avait plus un rond. On a recommencé en championnat amateur, sous un autre nom, raconte Giovanni Mazzarella, médecin du club depuis 36 ans, et tifoso depuis 60. Il a fallu tout reprendre à zéro. Puis le Commandant est arrivé. Cela a été le début de la renaissance. »
Le Commandant et la femme du Commandant
À Trapani, Vittorio Morace est « le Commandant » . Aujourd’hui reconnu comme le seul et unique guide de l’équipe. Pourtant, lorsqu’il débarque au chevet du Trapani Calcio, Morace ne connaît absolument rien au football. En toute logique, les premières années de sa gestion sont catastrophiques. Le club est relégué en championnat d’Eccellenza, équivalent d’une sixième division. Mais il ne perd pas courage. L’équipe rame et finit par remonter en Serie D. Puis plus rien. Les grands projets tombent à l’eau. Morace, un peu désespéré, est tout proche de jeter l’éponge. Mais l’affection des tifosi et l’inconditionnel soutien de sa femme et du maire de la ville, Mimmo Fazio, le décident à rester. À une condition : gérer le club comme une véritable entreprise. Exit le directeur sportif, « un homme qui avait tendance à empiéter sur les choix de l’entraîneur » , témoigne Piero Salvo, l’un des bras droits de Morace, et fini les gros salaires. Contrôle des coûts, comme dans les multinationales.
Un an et demi plus tard, la philosophie imposée par le président semble avoir été assimilée par tous. « Tu vois celui-là, c’est Ficarrotta. Il a 20 ans, il est vraiment bon, mais il est ici en prêt. On aimerait bien lever l’option, mais son club formateur, Taranto, demande 10 000 euros. C’est trop. Beaucoup trop » , explique Antonio Vultaggio, kiné de l’équipe.
Mais qui dit « politique de diminution des coûts » ne dit pas gestion inhumaine. Au contraire. « L’an dernier, certains joueurs avaient beaucoup de problèmes pour trouver un appartement, et la plupart vivaient donc à l’hôtel. Le président leur a alors proposé de venir vivre gratuitement sur l’un de ses bateaux. Beaucoup ont accepté, dans un premier temps temporairement. Et puis certains d’entre eux ont trouvé que vivre de cette façon était génial. Ils sont donc aujourd’hui quatorze à vivre sur le bateau, par choix. Ils y vivent en toute sérénité, ils sont bien » , affirme l’entraîneur du club, Roberto Boscaglia, 42 ans. « Au début, ils étaient un peu gênés, ils ne savaient pas trop où se mettre. Mais comme de plus en plus de joueurs sont venus habiter sur le bateau, tout est devenu plus naturel » , témoigne Giuseppe Mineo, le capitaine du navire. Coïncidence ou non, quelques mois plus tard, le Trapani Calcio est promu en Serie C2… grâce à un repêchage. Véridique.
Chasse et pêche
Un an plus tard, le navire est devenu un véritable lieu de pèlerinage, à tel point que le Trapani Calcio est à présent l’équipe la plus médiatique de sa catégorie. « Je n’aurais jamais pensé que cela puisse prendre cette ampleur. J’ai fait du marketing sans m’en rendre compte. Tant mieux, cela permet d’avoir une meilleure visibilité, et de faire part de notre envie de grandir et d’aller le plus haut possible » , post-rationnalise le Commandant. « Si le Chievo a atteint la Serie A, pourquoi pas nous ? »
Avant de se rêver à défier l’Inter ou la Juventus, le Trapani Calcio vise pour le moment la plus abordable Serie C1, pour laquelle il joue les play-offs début juin. À quelques jours de ces barrages décisifs, l’ambiance est sereine. L’air marin, peut-être. Le matin, c’est pêche sur le bateau. Une discipline particulièrement appréciée par Emanuele Lupo, attaquant qui, physiquement, a ce petit quelque chose d’Ibrahimović. « Je suis devenu mordu de pêche. C’est très agréable de se poser sur le ponton le matin, quand le soleil ne tape pas trop, et de pêcher. Une fois, j’ai même ramené tous mes poissons au centre d’entraînement. Je les ai mis dans le frigo pour faire une blague à ceux qui voudraient venir prendre une boisson fraîche » , raconte-t-il, dégainant fièrement une canne à pêche qui trône comme une Ligue des champions au centre de sa cabine.
Couscous de poisson
Souvent, assis sur le pont à côté de Lupo, il y a Salvatore Gambino. Formé au Borussia Dortmund, le joueur a connu sa petite période de gloire au début des années 2000, en Bundesliga. Une blessure l’avait écarté des terrains, puis le garçon s’était perdu en D2 norvégienne. Il a même pensé à arrêter sa carrière, avant de rebondir à Trapani, en décembre dernier. « Lorsqu’il est arrivé, il faisait 12 kilos de trop, témoigne Marco Nastasi, le préparateur physique. Je lui ai montré des photos de lui avec le maillot du Borussia, et je lui ai dit : « Tu dois redevenir comme ça. » Avec une cure à base de poissons, d’entraînement et de soleil, il a perdu 12 kilos de graisse, et pris 6 kilos de muscles. »
Du poisson ? Oui, on en mange à toutes les sauces dans cette ville portuaire. Frit, assaisonné à l’ail, et même dans un « cuscus » , la spécialité du coin. D’ailleurs, le midi, tous les joueurs mangent ensemble sur le bateau. Et bien souvent du poisson. « Les anciens déjeunent avec les jeunes, et les jeunes avec les anciens, tout le monde est mélangé. Manger ensemble, cela crée des liens, et lorsqu’on mange bien, c’est encore mieux » , atteste le cuisinier en chef du bateau. Nourris matin et soir, blanchis, les joueurs du Trapani Calcio n’ont rien à envier à leurs homologues des divisions supérieures. « Ici, on ne s’occupe de rien. C’est encore mieux qu’à l’hôtel. On a chacun une cabine, le soir on joue aux cartes ou on regarde la télévision sur écran géant dans la salle de réception » , résume Giuseppe Pirrone, milieu de terrain, arrivé cet été dans ce paradis en mer. « C’est mieux que d’être seul chez soi, surenchérit Frank Domicolo, l’un des vétérans de l’équipe. Nous n’avons même pas le problème du parking, puisque les voitures montent directement sur le bateau ! » Dolce vita.
Retour sur la terre ferme
Les hommes en couple ont même droit aux suites royales, pour inviter leur dulcinée à la tombée de la nuit. Mais pour l’intimité, il faudra repasser. Car le soir, au retour de l’entraînement quotidien, l’ambiance devient celle d’une bruyante colonie de vacances. Les plus jeunes courent dans les longs couloirs. Les plus anciens regardent tout ça avec un œil amusé. « C’est bien de voir une telle ambiance et une telle osmose entre nous autres. Néanmoins, il ne faut jamais oublier que le dimanche, la récré est finie. Il y a des matchs décisifs » , affirme avec sagesse le capitaine Giacomo Filippi, qui vivait l’an dernier sur le bateau et qui, après s’être marié, a pris une maison sur la terre ferme. Mais pas trop loin quand même.
Quoi qu’il advienne lors des derniers matchs de la saison, la belle aventure sur le Gianni Morace se terminera à la fin du mois de juin. Après quoi, tout le monde sera invité à rentrer chez soi, ou chez ses parents, ou chez un ami. Ou ailleurs. « Le bateau devrait repartir en mer cet été. Il aurait déjà dû assurer en mars une nouvelle ligne entre Civitavecchia et Tripoli, s’il n’y avait pas eu tout ce bordel chez Kadhafi, explique Piero Salvo. Mais bon, le Commandant a de nombreux bateaux. Si tout le monde en a envie, on remettra ça. Des fois que ça nous porte bonheur jusqu’à la Serie A… » Jolie prémonition.
Article paru initialement dans So Foot en juin 2011
Par Éric Maggiori, à Trapani
Tous propos recueillis par EM