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Quand les douanes cassent une action vers les camps de Calais
L'Euro est un enjeu sécuritaire majeur pour la France. Au point de tout verrouiller par ailleurs, par exemple en interdisant l'accès au pays à un convoi anglais de centaines de véhicules venus apporter de l'aide aux migrants de Calais. Raison véritable ou excuse opportune sur fond de politique ?
Ils sont assis à la terrasse du Dracir, un bar lillois qui a la bonne idée d’orienter son écran vers l’extérieur, les soirs de match. Le France-Suisse en cours ne les enflamme pas, et pour cause, mais John et Shaun regardent avec le match avec intérêt. Quand apparaît un ticket du match inutilisé – parce que perdu par un certain Michael Haas – Shaun demande s’il peut le récupérer : « Je veux garder tous les souvenirs possibles de mon passage par ici ! » Un fan absolu de foot ? Un collectionneur maladif ? Pas exactement. Juste un mec d’une quarantaine d’année qui aurait aimé combiner goût pour le ballon et empathie envers les moins chanceux. Lui et John faisaient partie d’un convoi de matériel destiné aux camps de migrants, à Calais. Sauf que, le samedi 18 juin 2016, l’accès au territoire français leur est refusé. Telle la guerre des clochers hebdomadaire entre Téléfoot et Le Jour du Seigneur, la balle les a temporairement empêchés de communier avec leurs prochains. Du moins, c’est elle qui a été invoquée.
L’assemblée des peuples rouges
À l’origine de l’initiative, The People’s Assembly Against Austerity, qui se présente comme une « campagne contre l’austérité, les coupes dans le budget national et les privatisations » . Une nébuleuse composée d’individuels, de syndicats, d’associations anti-racisme ou LGBT, quelque chose de l’ordre du Podemos espagnol à ses débuts. En association avec Care4Calais, une ONG anglaise active dans les camps de migrants, L’Assemblée du Peuple a lancé un grand mouvement de soutien envers ceux qui essaient désespérément de traverser le chanel, sur fond de refugees welcome. Un travail de quatre mois qui conduit à un convoi de plus de 200 véhicules et plusieurs dizaines de tonnes de matos. Des semi-remorques, des camionnettes, des voitures particulières, la file est hétéroclite mais l’ambition simple et commune : filer un coup de main aux voisins en galère.
« La nuit de notre départ, les autorités françaises ont donné une interdiction d’entrer sur le territoire pour le convoi » , apprend Shaun. « Alors, nous, certains particuliers qui faisions partie du convoi juste pour aider d’autres humains, on a décidé de partir plus tôt, pour essayer d’entrer, et surtout de faire entrer l’aide que nous avions avec nous. » Ils se pointent vers midi à Douvres, d’où partent les ferries vers le continent. Shaun, venu de Leeds, mais Red de Liverpool, fait la route avec John, Londonien dont le cœur penche pour… Manchester. Les deux terminent au poste-frontière, passeports confisqués. « Notre plaque a été enregistrée en amont et reconnue par les douanes. On nous a demandé de nous ranger sur le côté, ils nous ont interrogé, puis ils nous ont demandé de signer le refus d’entrée, sans demander à voir ce qu’il y avait dans le van, sans nous fouiller. Évidemment, nous avons refusé. »
« Les raisons données pour refuser l’entrée du convoi sont fallacieuses »
Alors que la police anglaise, après avoir vérifié leur identité et l’absence de liens éventuels avec le hooliganisme, accepte leur sortie du territoire, ce sont les Français qui interdisent l’accès à la République à ceux qui sont encore citoyens européens. Le reste du convoi sera lui aussi refusé quelques heures plus tard, et The People’s Assembly de publier une lettre ouverte : « Les raisons données pour refuser l’entrée du convoi sont fallacieuses, notamment l’état d’urgence, le hooliganisme et la menace d’une attaque terroriste. Aucune d’entre elles n’a à voir avec notre mission humanitaire. » John, Shaun et les autres sont bons pour faire demi-tour. Et tant pis pour l’alléchant Belgique–Irlande qu’ils avaient prévu de voir dans la fan zone lilloise, une fois leur mission de facteurs effectuée.
L’interdiction apparaît dépourvue de fondements juridiques Le droit européen sur la liberté de circulation dispose en effet que « les États membres peuvent restreindre la liberté de circulation(…)pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique(…)fondées exclusivement sur le comportement personnel de l’individu(…). (Le comportement) doit représenter une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société. Des justifications(…)tenant à des raisons de prévention générale ne peuvent être retenues. » (Directive 2004/38/CE, article 27). Quels que soient les enjeux sécuritaires autour de l’Euro français, les cas du Red et du Red Devil, jardinier et travailleur social au civil, n’entrent clairement pas dans ce cadre.
Des terrains de Leeds aux camps de Calais
Bannis de France pour une durée de 24 heures, les coéquipiers ne chôment pas pour autant : ils collectent 400 euros auprès de leurs proches et se pointent à la frontière à 13h02, deux minutes après la fin de la période d’interdiction. En simples touristes, ou presque : « Shaun a conservé un jeu de maillots que nous avait donné le club multiculturel Chapel Town Juniors, de Leeds » , révèle John, après avoir vérifié en rigolant qu’aucun agent secret ne traîne à proximité. « Surtout, on va aller dépenser les 400 euros à Decathlon et on pourra déposer un joli lot de tentes, duvets et autres choses de première nécessité avant de rentrer. Ce sera presque plus que ce que nous avions au départ ! » Au niveau de l’ensemble du convoi en revanche, plus de la moitié du matériel est restée à quai. Avant d’être déposée, symboliquement, devant l’ambassade de France à Londres.
Lundi matin, finalement, ils déposeront leurs achats dans les locaux de Care4Calais, et les maillots à Play4Calais, avant d’embarquer pour une nouvelle traversée de la Manche. Avec une légère gueule de bois : « On aime tous les deux le foot ! » s’exclame John entre deux gorgées. « On s’est dit : « Lille n’est qu’à une heure de Calais, c’est l’Euro, pourquoi ne passerions-nous pas deux jours sur place pour voir du foot et rencontrer des gens ? » Finalement nous ne serons restés que 24 heures, mais on est là, on aide et on passe du bon temps, c’est l’essentiel. Après la blague que nous a faite votre gouvernement, c’est une joie de pouvoir rencontrer des concitoyens ! » Mais ça, c’était le 19 juin. Cinq jours plus tard, le Brexit est acté par référendum. Décidément, les relations franco-anglaises seront toujours compliquées.
Par Eric Carpentier