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Quand Bernard Tapie demande plus à son bateau
Après une première tentative avortée, Bernard Tapie et son équipage partent à l'assaut du record de la traversée de l'Atlantique à bord du Phocéa. Entre grosses vagues, peintures de Magritte et Jean-Paul Jaud, récit d'une belle épopée qui n'a pourtant pas trouvé place dans les classements officiels.
« La tempête a béni mes éveils maritimes, plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots. » Ces vers d’Arthur Rimbaud ont sans doute traversé les pensées de Bernard Tapie, à la barre du Phocéa, à l’approche de Saint-Malo, ce jour du 3 juillet 1988. Homme de défi, de com et de pouvoir, le président de l’OM vient de défier, pendant une semaine, les éléments maritimes pour porter son gros monocoque vers le record de la traversée de l’Atlantique : huit jours, trois heures et vingt-neuf minutes. La marque inscrite par Charlie Barr en 1905 est explosé. Mais à quel prix… « Le Phocéa s’est couché quatre, cinq fois, en douze heures, se souvient non sans émotion le réalisateur Jean-Paul Jaud, chargé pour TF1 de filmer cette épopée. Pour Bernard, plus ça allait vite, plus il était content. Moi, j’étais pragmatique, j’étais sûr qu’on allait y rester. Lui s’en foutait que le bateau soit couché. »
« Tu nous as emmenés dans la merde, ce n’est pas possible »
Quelques jours plus tôt, le 26 juin 1988, après avoir noyé les moteurs pour éviter toute triche, les autorités américaines souhaitent bon vent à l’équipage de quinze unités. Le deuxième départ – il n’y avait pas assez de vent lors de la première tentative – du Phocéa s’annonce sous les meilleurs auspices. Le vent, un beau soleil et les sourires envahissent les visages de ces marins, Bernard Tapie en tête. Après deux jours de navigation, le moral est bon, les conditions excellentes et l’envie de battre ce record toujours aussi présente dans la tête de l’ancien vendeur à domicile de téléviseurs. Seulement voilà, la Transatlantique n’est pas un long fleuve tranquille. Alors qu’une tempête approche, Bernard Tapie décide de maintenir le cap contre l’avis du capitaine. « On s’est retrouvés à Terre-Neuve, la neige, des tours de garde à l’avant pour repérer les icebergs. On n’avançait plus » , explique le réalisateur de Libres !. Tapie l’a mauvaise et le commandant en prend pour son grade : « Tu nous as emmenés dans la merde, ce n’est pas possible » lancera-t-il pendant la course. Poussé par ses ambitions et peut-être son inconscience, l’armateur mène sa barque à son potentiel maximum, atteignant ses limites au quatrième jour de course.
La réussite boulimique de Bernard
Au cœur pendant près de 48 heures de la tempête annoncée, les 375 tonnes et 72 mètres du bateau acheté en 1982 par l’entrepreneur Tapie reprennent des dimensions normales, coincées dans des creux énormes alors que les quinze hommes d’équipage se parent de combinaisons de survie comme effet placebo. Rénové pendant quatre ans, pour quelque 10 millions d’euros, par l’architecte Michel Bigoin comme un palace des mers, entre commodes Louis XV, porcelaines et peintures de Magritte, le Phocéa avance, dessale parfois, mais ne rompt pas. Pour un habitué de la navigation comme François Prévot, membre de l’équipée, la scène est moins dramatique qu’elle n’y paraît, plus excitante même. « Ce sont justement les conditions météorologiques que nous attendions, pose-t-il. Nous devions raccourcir notre route et contourner la dépression beaucoup plus près de son centre. Il fallait que le bateau et les hommes tiennent, alors oui, c’est une situation inquiétante, quand on ne connaît pas. Les marins étaient inquiets avant, mais plus pendant, alors que les autres ne s’attendaient à rien avant et avaient peur pendant » , insiste-t-il. La volonté de battre un record luttant contre vents et marées lui va évidemment comme un gant. La symbolique y est très forte, sa volonté de magnifier son image aussi. « Bernard Tapie a une certaine boulimie « irrépressible » d’être sur tous les fronts et réussir partout, et bien sûr que ça se sache, mais je pense qu’il utilisait plus l’image au profit de cette boulimie que le contraire. Il voyait la notoriété comme une force permettant d’accéder à d’autres choses, d’autres étapes, d’autres pouvoirs à tester » , témoigne François Prévot sur le bonhomme.
Larmes homologuées, pas le record
En arrivant vers Saint-Malo, avec un voilier et des passagers sortis indemnes du grain transatlantique, l’équipage sait que le record est à lui. Et les Malouins applaudissent, mais pas que. Presque trente ans plus tard, Jean-Paul se remémore avec nostalgie de l’accueil « formidable » réservé au Phocéa : « Déjà, à l’approche de Saint-Malo, il y avait du monde pour entrer dans le port. À chaque écluse, on voyait des vieux marins qui chantaient des chansons bretonnes. » Malgré un record largement battu, l’exploit de la bande à Nanard ne trône dans aucun chart, pas même le Guinness Book. François Prévot à son idée – technique – sur la question : « L’assistance hydraulique des winchs peut-être. Pourtant, les manœuvres sont assez rares sur un bateau de cette taille où l’on privilégie la route et le réglage. L’assistance n’a pas d’impact sur la performance » , souligne-t-il. Le statut politique de l’armateur est également un élément à prendre en compte pour le marin. « Il venait d’être nommé ministre de la Ville dans un gouvernement de gauche, et il fallait sans doute faire profil bas en terme de communication. Le Phocéa était identifié comme un yacht de luxe, pas comme une machine de course. » Mais le véritable exploit ne réside sans doute pas dans l’établissement de ce record non homologué. Non, Bernard Tapie, surpuissant dans ces années 80, fend enfin l’armure. « C’est la première fois que j’ai vu pleurer Tapie, et c’est la seule fois, d’ailleurs » , ponctue Jean-Paul Jaud.
Par Gaultier Fabre