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Qatar : Les livreurs Talabat, dernier maillon d’une chaîne d’exploitation

Par Quentin Müller, à Doha
Qatar : Les livreurs Talabat, dernier maillon d’une chaîne d’exploitation

En pleine Coupe du monde, les demandes de livraisons de repas explosent. Talabat, entreprise koweïtienne, sorte de Deliveroo régional, exploite une armée de motards reconnaissables par leurs tenues orange. Certains livreurs racontent leur calvaire.

« J’ai été un sans-abri pendant un mois. Je dormais dans des cartons que je disposais ici et là et me lavais discrètement avec l’eau mise à disposition pour les chantiers. Si vous saviez ce que j’ai enduré pour que je puisse manger tous les jours… » Jason* a la voix tremblante. L’homme vient de se présenter pour la première fois devant la justice qatarie contre son ancien employeur Limitless Delivery WLL. L’entreprise fournit la main-d’œuvre à Talabat, application régionale de livraison de repas. « Des esclaves à moto », rectifie Jason.

À son arrivée au Qatar le 25 septembre 2021, son employeur saisit son passeport, et ce, malgré la fin du système de la kafala*, annoncée en 2020 par les autorités. Le jeune homme de 24 ans ne peut plus faire marche arrière. Le salaire minimum légal de 1000 QR (260 euros) pour lequel il a signé n’est pas assuré. On signifie à Jason que seule la fréquence de ses livraisons lui permettra d’atteindre ce montant. Il doit également passer outre ses conditions de logement, situé dans le quartier d’al-Nasri : des blocs de contreplaqués surpeuplés, aux climatisations défaillantes. « L’état des toilettes était épouvantable. Quand il pleuvait, elles débordaient dans tout le bâtiment. Mais impossible de nous plaindre. » L’entreprise prête à Jason une moto et lui paye le plein, mais elle ne lui verse qu’entre 4 et 5QR (1,30 euro) par repas livré. Alors, pour que cela soit un tant soit peu rentable, le livreur ougandais roule jusqu’à l’épuisement. Un jour, il tombe violemment de moto. Son genou saigne abondamment. « J’avais besoin d’être recousu. Quand j’ai signalé l’accident à mon patron, il m’a demandé simplement si ma moto n’avait rien. Une ambulance m’a transporté dans l’hôpital le plus proche. Les infirmières m’ont mis un bandage et ont nettoyé ma plaie. Mon patron n’est jamais venu me voir par la suite et je n’ai pas fait d’autres examens malgré mes douleurs. J’ai donc travaillé en étant blessé, car l’entreprise ne me fournissait pas la nourriture, et ma famille au pays avait des dettes… En Afrique, on a un dicton qui dit : un pauvre ne peut se permettre d’être convalescent. »

Ils m’ont viré de manière non officielle. J’ai demandé à mon patron qu’il me rende mon passeport, mais il m’a bloqué.

« On me demande de dégager rapidement »

Il y a deux mois, Jason tombe malade. Une forte fièvre l’oblige à réduire ses courses. Son employeur ne lui fournit aucun médicament. Pendant deux semaines, il reste cloué au lit. L’homme ponctionne alors sur les paiements en espèces de sa clientèle. « Ils ne nous donnaient pas le minimum légal, donc j’ai pris cet argent provisoirement pour nous maintenir en vie, ma femme, ma fille et moi-même », raconte-t-il. Le livreur ougandais pense alors pouvoir rembourser cet argent en travaillant dur après son rétablissement. Mais un jour, il est convoqué par son patron. Son rendement n’est plus suffisant, et il lui est reproché d’avoir utilisé l’argent de la clientèle. Les clefs de sa moto lui sont saisies, et Jason n’a plus accès à son compte Talabat. « Ils m’ont viré de manière non officielle. J’ai demandé à mon patron qu’il me rende mon passeport, mais il m’a bloqué. »

Sans revenu ni possibilité de retourner chez lui, le livreur erre dehors en quête de petits boulots. Il tombe alors sur un chantier. L’entreprise de BTP emploie illégalement des travailleurs payés en espèces 70 QR (17 euros) la journée. Pendant un temps, il rentre dormir dans les dortoirs miteux de Limitless Delivery WLL, puis son kafeel* finit par le menacer de le faire arrêter pour son activité parallèle dans une autre entreprise. « J’ai fui du jour au lendemain, sans savoir où aller. Du 28 septembre au 30 octobre, j’ai alors dormi dehors, sur les chantiers. » Depuis, ses camarades ouvriers lui ont fait de la place dans une chambre « minuscule ». Jason espère récupérer son passeport et ses dûs auprès de son ancienne entreprise et pouvoir rentrer en Ouganda. « Je ne veux plus rester au Qatar. Ma famille est inquiète depuis que je leur ai avoué que je souffrais ici. » Jason montre une photo de sa fille : un bébé aux nattes colorées de perles. « L’idée que je ne la reverrais pas ne m’a jamais effleuré l’esprit. Je vais rentrer. »

Chez Talabat, ce n’est pourtant pas ce qui est vanté. Sur le site officiel de la branche qatarie, le fournisseur de repas publie les témoignages de « vrais » livreurs actuellement en activité dans l’Émirat. « Les responsables de Talabat sont très gentils. Ils nous accordent beaucoup de respect. C’est pourquoi je travaille avec Talabat », peut-on lire. Ou encore : « Livrer la nourriture à un client me procure un énorme sentiment de fierté. » Francisco De Sousa, directeur général, célèbre dans Qatar Tribune le monde merveilleux des livreurs en combinaisons orange : « Est-ce que Talabat est une bonne entreprise ? On a une note globale de 4,0 sur 5 basée sur plus de 382 avis laissés anonymement par les employés. 78% des employés recommanderaient de travailler chez nous à un ami et 67% ont une vision positive de l’entreprise. Cette note est stable depuis 12 mois », récite-t-il. Avant d’ajouter : « Au Qatar, nous sommes une équipe extrêmement soudée. On se soucie les uns des autres. » Contactée, l’entreprise de Jason, Limitless Delivery WLL, affirme respecter le salaire minimum, mais n’a pas souhaité s’exprimer sur d’autres sujets.

Les clients ici ne veulent pas nous voir. Parfois, il y a juste une main qui sort de la porte pour prendre le paquet, vous ne voyez même pas leurs visages…

Le total de livreurs au Qatar est difficile à établir, mais selon plusieurs sources, leur nombre aurait augmenté peu avant la Coupe du monde. Un rapport de Redseer Consulting révèle que les commandes devraient grimper à hauteur de 80% pendant les jours de match. Okor* s’est assis sur la pelouse d’une résidence de pavillons située dans le quartier d’Onaiza. Un client lui a permis de rester là quelques instants, le temps de souffler. Le livreur Talabat a mis son application en pause. « J’ai de la chance parce que généralement, on me demande de dégager rapidement. Les clients ici ne veulent pas nous voir. Parfois, il y a juste une main qui sort de la porte pour prendre le paquet, vous ne voyez même pas leurs visages… Souvent aussi, ce sont les bonnes étrangères qui viennent chercher la nourriture », raconte Okor.

Ici, ils pensent que nous sommes des singes, quelque chose de différent. Comme si vous étiez leur chose tout en étant leur ennemi. Je me sens comme un esclave qui livre de la nourriture.

Livreurs de l’extrême

Ce Ghanéen porte la banane, la casquette et le manteau d’une entreprise qu’il hait. « Je commence le travail à 10h et je ferme l’application à 23h30. Quand je rentre chez moi dans la zone industrielle, je dois encore me faire à manger, avant de me laver et de dormir. Le matin, je n’ai pas le temps de petit-déjeuner et pendant ma journée pareil, je ne peux pas prendre de pause pour manger. Parfois, je ne bois même pas et je n’ai pas le temps d’aller aux toilettes. De toute façon, personne ne vous ouvre sa porte. C’est travail, travail et travail. Il n’y a rien d’autre. » Okor évoque également le racisme de ses supérieurs et de sa clientèle : « Ici, ils pensent que nous sommes des singes, quelque chose de différent. Comme si vous étiez leur chose tout en étant leur ennemi. Je me sens comme un esclave qui livre de la nourriture. » Le Ghanéen espère mettre assez d’argent de côté pendant plusieurs années pour pouvoir un jour ouvrir son propre atelier de mécanique dans son pays. « J’ai signé pour deux ans. Dieu seul sait si je peux rester aussi longtemps. Le travail de livreur [au Qatar] est très risqué. Combien d’entre nous sont morts ? Je connais un compatriote qui s’est récemment cassé la jambe. Il est actuellement à l’hôpital. Mais il n’a pas d’assurance, comme moi, et peu importe l’accident, vous êtes toujours en tort ici. »

On était sous-payés, on se tuait à la tâche, les dates de paiement étaient souvent tardives, l’entreprise ne couvrait aucun frais médical en cas de blessure ou de maladie, nous n’avions pas de nourriture fournie… C’était un enfer.

Victor*, autre ancien livreur Talabat ougandais, confirme : « Les Qataris ne se soucient pas de vous sur la route. Ils ont une conduite très dangereuse [pour les deux roues]. Vous n’êtes rien à leurs yeux. J’ai personnellement enterré trois collègues au cimetière de Barwa. Comme l’entreprise ne payait pas le rapatriement des corps et que les familles n’avaient pas les moyens, ils reposent là-bas anonymement. Il y a aussi bien sûr les risques qu’on prend, car en cas de retard de livraison, vous galérez après pour obtenir de nouvelles commandes. » Le pilote dit avoir gagné 3 QR par livraison, soit 0,79 euro. Des miettes pour ce père de famille. « Avec mon salaire, je ne pouvais même pas me permettre de leur envoyer assez pour qu’ils se nourrissent décemment. On était sous-payés, on se tuait à la tâche, les dates de paiement étaient souvent tardives, l’entreprise ne couvrait aucun frais médical en cas de blessure ou de maladie, nous n’avions pas de nourriture fournie… C’était un enfer. »

Le jeune Ougandais fait alors savoir à son entreprise qu’il veut changer d’emploi. Dans la loi qatarie, après réforme de son système de la kafala, un salarié étranger peut signer un contrat ailleurs si la nouvelle entreprise n’occupe pas le même secteur. « Quand mon patron a su ça, il m’a juste bloqué de ses contacts mobiles… J’étais viré et pendant des jours, je suis resté dans le dortoir, sans argent, à dépendre de mes collègues pour manger… Puis un jour, la police est venue me chercher et m’a emmené brutalement au centre d’expulsion, puis j’ai été renvoyé en Ouganda. » Sur la petite année passée au Qatar, Victor n’a pas pu économiser un seul riyal. « En partant là-bas, je pensais pouvoir prendre soin de ma famille et de mon jeune enfant. Mais là, je viens de faire un grand pas en arrière. » Au-delà de l’humiliation ou de la sensation d’avoir été exploité, Victor a surtout en mémoire le racisme de la société qatarie. « Seuls les clients occidentaux étaient bons avec nous… Les arabes, c’était différent. J’ai senti un vrai racisme à mon égard. Ici, nous étions traités comme de vrais animaux. »

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