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Prolongations à Kinshasa
En RDC, foot et politique sont liés depuis l'indépendance. Le président Kabila, qui s'accroche au pouvoir, a récemment organisé dernier le « match le plus long du siècle » pour interdire un meeting de l'opposition.
Dans le chaos qui caractérise Kinshasa, seul le boulevard Triomphal tire droit. Large comme une autoroute, il longe le palais du Peuple – érigé par le dictateur Mobutu –, puis le stade des Martyrs, une soucoupe en béton où 80 000 spectateurs peuvent assister aux matchs des Léopards, la sélection nationale congolaise. De l’autre côté du boulevard, des terrains vagues sont plantés de cages de foot, bordant des immeubles décrépis où logent les partis politiques d’opposition. Dans le monde, peu de lieux imbriquent aussi explicitement les liens entre le ballon rond et le pouvoir.
11 heures, 100 changements, 73 buts à 59
La presse kinoise manie l’ironie et les figures de rhétorique, moins pour embrouiller la censure que pour opposer l’humour au désespoir qui gagne les concitoyens du président Joseph Kabila. « Le Phare » s’est donc permis de forcer le trait pour décrire « le match de foot le plus long du siècle » qui s’est déroulé le 5 novembre dernier. Selon le décompte du quotidien : onze heures de temps, cinquante changements dans chaque équipe, sept arbitres en rotation, 73 buts à 59. Digne du livre Guinness des records : « Ce serait dommage s’il n’était pas inscrit à son palmarès » , concluait l’article. La réalité est moins drôle : le « match de foot le plus long du siècle » était surtout un stratagème pour étouffer la colère de la rue, à une période où Kabila joue la prolongation en multipliant les entorses aux règles démocratiques alors qu’il est atteint par la limite des deux mandats.
Ce matin-là, le Rassemblement devait tenir un meeting sur le boulevard Triomphal, pour réclamer un respect du calendrier électoral. Cette coalition de partis d’opposition comprend notamment la fondation Moïse Katumbi, du nom du président du TP Mazembe, le grand club de Lubumbashi. Aujourd’hui en exil, Katumbi est surtout un candidat déclaré à la succession de Joseph Kabila. Entre les deux hommes, la tension est telle que les dernières rencontres du TP Mazembe, en Ligue des champions africaine, n’ont pas été retransmises par la télévision nationale. Militant de la fondation Moïse Katumbi, Daddy Masamuna pose le décor : « La veille au soir, on nous a interdit de poser nos banderoles et nos affiches. Le lendemain, quand nous sommes arrivés à 7h du matin, même chose. Sur cette esplanade normalement déserte, les policiers étaient partout. Curieusement, certains étaient en tenue de footballeurs. »
10 dollars et des sardines
Sur l’esplanade où doit se tenir le meeting, on tape dans le ballon depuis l’aube. Chinois Mbelechi Msoshi, un fixeur de la BBC, raconte la scène après en avoir posté deux photos sur Facebook : « En off, un porte-parole de la police a confirmé que le but était de bloquer le meeting. Si un match était interrompu, l’acte était considéré comme une infraction et les responsables interpellés. » Dans la poussière des terrains tracés sur la terre rouge, dix équipes turbinent non-stop. « Quand un joueur était fatigué, il était remplacé pendant trente minutes puis il revenait, détaille Daddy Masamuna. Il paraît que les policiers, militaires et agents des renseignements touchaient 10 dollars et des sardines. Et si jamais ils manquaient de joueurs, ils recrutaient des badauds en leur donnant 1 000 ou 2 000 F (1 ou 2 €). » Le niveau des rencontres importe peu, les rares supporters autorisés portant l’uniforme. Les manifestants, eux, pratiquent plutôt la course à pied pour échapper aux coups de matraque qui dispersent tout attroupement dépassant deux personnes. « Quand la Jeep de la Monusco(mission de l’ONU de stabilisation du pays, ndlr)était loin, ils frappaient, raconte Daddy Masamuna. Quand elle se rapprochait, ils regardaient le foot. » Les matchs s’achevèrent vers 17h, en même temps que la nuit éteignait les velléités rebelles. Bilan : quelques arrestations, loin de la cinquantaine de morts déplorés en septembre après deux jours de manifestations. On avait fait tirer sur la foule.
Joseph Kabila connaît le rôle du football dans l’histoire du pays. Tous les Congolais le connaissent. L’octogénaire Alexandre « Papa » Buanga, ancien guitariste des stars de la rumba Franco et Wendo Kolosoy, reçoit dans sa maison où logent quatre générations, dans le dédale d’un quartier pauvre. Au mur, un diplôme de l’Église kimbanguiste rappelle qu’il fit partie des joueurs de l’AS Vita Club choisis par le « Prophète » pour « participer activement aux événements du 4 janvier 1959, lesquels nous ont amenés à l’indépendance » . Cette année-là, le Congo est encore une colonie belge. Au stade Roi-Baudouin, un match oppose le grand Vita Club au FC Mikado, financé par la compagnie aérienne belge Sabena. Ailier droit, « Papa » envoie un ballon dans les filets. « L’arbitre a refusé mon but sans raison, puis un second, rembobine-t-il. C’est lui qui a provoqué tout ça. » Tout ça : une explosion de colère, des joueurs qui décampent, un arbitre disparu à tout jamais… Dans la rue, 20 000 supporters se joignent aux partisans de Joseph Kasa-Vubu, un leader indépendantiste dont l’autorité coloniale vient d’annuler un meeting. Les émeutes anti-Belges durent quatre jours et font des dizaines de morts. Le roi Baudouin doit enclencher le processus vers l’indépendance. Le 30 juin 1960, Joseph Kasa-Vubu deviendra le premier président de la République démocratique du Congo.
« Kabila, sache-le, ton mandat est fini ! »
Le football contribua à libérer les Congolais du joug colonial. Or, par un retournement de l’histoire, il est devenu un moyen de contraindre l’expression démocratique. Deux semaines après le « match le plus long du siècle » , alors qu’un nouveau meeting avait été convoqué, une centaine de femmes policières ou militaires ont à leur tour été requises pour en découdre balle au pied, du matin au soir. Sur une chaise au bord des terrains, un superviseur portait la casquette et des épaulettes de général : Célestin Kanyama, le chef de la police kinoise que ses concitoyens surnomment « Esprit de mort » en raison de ses méthodes expéditives. « Il nous a dit que c’était un tournoi pour la non-violence » , témoigne Stanys Bujakera Tshiamala, journaliste au site Actualite.cd. Ce qui n’empêcha pas ses nervis de disperser brutalement tout rassemblement, tandis que la police faisait le tour des terrains pour intimider la population. Les matchs ont cessé quand Célestin Kanyama et Evariste Boshab, respectivement vice-Premier ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, ont remis aux joueuses un trophée baptisé « Coupe de la paix » .
Joseph Kabila redoute la colère des stades : si des supporters ont déclenché l’indépendance du pays, alors ils sont capables d’obtenir sa tête. D’autant que, dans les stades de Kinshasa, un chant monte des tribunes depuis plusieurs mois : « Eloko nini esilaka te ? Kabila, oyebela, mandat esili ! » Traduction du lingala : « Qu’est-ce qui n’a jamais de fin ? Kabila, sache-le, ton mandat est fini ! » La « chanson de l’alternance » est régulièrement étouffée dans les gaz lacrymogènes. Fin décembre, des manifestations ont de nouveau éclaté – et fait des dizaines de morts – au son de sifflets made in China. La rumeur raconte que Moïse Katumbi en fit distribuer un million. Il est vrai que l’opposant manie la métaphore footballistique : évoquant les mandats de Kabila, il avait exprimé son refus d’un « troisième penalty » . Lequel ne sera peut-être jamais sifflé : le 31 décembre, un accord a enfin été trouvé pour que l’élection présidentielle soit organisée en 2017. Une période de transition s’ouvre, dont le football pourrait bien être l’un des acteurs.
Par Eric Delhaye, à Kinshasa