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Pourquoi l’Uruguay de Bielsa fait tant saliver

Par Thomas Broggini, à Montevideo

Désormais guidée par El Loco, la Celeste nouvelle génération entame sa révolution, dans la nuit de mercredi à jeudi (1h30), face au Nicaragua. Un projet qui met l’eau à la bouche. 

Pourquoi l’Uruguay de Bielsa fait tant saliver

« Je n’ai pas eu besoin d’être convaincu de venir ici. » Regard tourné vers le sol, pull noir, visage affiné et crâne dégarni, Marcelo Bielsa prononce ses premiers mots en tant que sélectionneur de l’Uruguay, ce 17 mai, dans les coursives du stade Centenario de Montevideo. Face à lui, 250 journalistes venus de 15 pays tendent l’oreille. Ils quitteront la salle satisfaits, abreuvés de réponses fleuve pendant une heure et sept minutes, le temps pour l’Argentin de dire son admiration pour les bonnes manières de la population locale, de philosopher sur la frontière entre l’échec et le succès, ou d’affirmer sérieusement qu’il ne fait « pas partie des meilleurs entraîneurs, car (il n’a) jamais dirigé l’une des 20 plus grandes équipes du monde et qu’on ne (lui) a même jamais proposé de le faire ». Du Bielsa pur sucre, capable aussi de balancer que « les résumés de trois minutes, ce n’est pas du foot, ça revient à vivre avec son épouse seulement le samedi soir »« Je ne me souviens pas d’une conférence de presse de cette magnitude dans le pays, ni d’une telle effervescence autour d’un événement lié au football », s’étonne encore Juan Pablo Romero, suiveur de la Celeste pour le quotidien El País.

Changement d’ambiance

Six mois après une Coupe du monde ratée, marquée par une élimination au premier tour, un jeu soporifique et les protestations enragées de plusieurs joueurs contre l’arbitre à l’issue du dernier match contre le Ghana (2-0), l’Uruguay a décidé de faire sa révolution en s’attachant les services de Marcelo Bielsa, 67 ans, au chômage depuis son départ de Leeds en février 2022. Et l’atmosphère s’est soudain transformée. « Sa nomination a eu de grandes répercussions d’un point de vue médiatique et génère évidemment beaucoup d’attentes, mesure Ignacio Alonso, le jeune président de la Fédération uruguayenne (44 ans). On a estimé que c’était l’entraîneur adéquat à ce moment de l’histoire de la sélection, qui est dans une phase naturelle de renouveau. On voulait une référence, un guide moral et footballistique pour accompagner le développement de cette nouvelle génération. » Ce qui a convaincu l’institution de casser la tirelire, offrant un salaire annuel de 3,7 millions d’euros brut à Bielsa et aux six membres de son staff, selon les estimations de la presse locale, soit environ le double de ce que gagnaient ses prédécesseurs Óscar Tabárez (2006-2021) et Diego Alonso (2021-2022). « Cela a fait causer compte tenu de la situation économique compliquée du foot dans le pays, mais c’est le prix à payer pour débaucher un entraîneur de ce calibre, relativise Juan Pablo Romero. Il avait d’ailleurs des offres plus importantes ailleurs. Finalement, je pense que 95 % des gens sont favorables à cette arrivée, même si certains ont tiqué, car ils auraient préféré la nomination d’un Uruguayen. »

On voulait une référence, un guide moral et footballistique pour accompagner le développement de cette nouvelle génération.

Ignacio Alonso, président de la fédération uruguayenne

Deuxième sélectionneur étranger de l’histoire de la sélection double championne du monde (1930 et 1950) après son compatriote Daniel Passarella (1999-2001), l’Argentin a concocté une liste sans star pour ses premiers matchs amicaux contre le Nicaragua (140e au classement au FIFA, dans la nuit de mercredi à jeudi), puis Cuba (165e, dans la nuit de mardi à mercredi prochain) à Montevideo, se privant des piliers historiques Luis Suárez, Edinson Cavani, Martín Cáceres, Fernando Muslera et Diego Godín, ce dernier ayant annoncé sa retraite internationale à 37 ans. Exit aussi Ronald Araújo, Federico Valverde, Darwin Núñez, Rodrigo Bentancur (blessé) ou le milieu pisté par le PSG Manuel Ugarte, laissés à la maison pour faire de la place à une guirlande de jeunes méconnus (23,2 ans de moyenne), un tiers évoluant dans le championnat local.

Sept des tout frais champions du monde U20, sacrés dans la nuit de dimanche à lundi pour la première fois de leur histoire, ont également rejoint le groupe après leur victoire contre l’Italie (1-0), en Argentine. Un succès qui a provoqué de grandes scènes de liesse du côté du Rio de la Plata. Pour compléter cette large revue d’effectif, 25 gamins (17,4 piges de moyenne) issus de la D1 uruguayenne ont été appelés pour servir de sparring partners. Une façon pour Bielsa de se « familiariser avec ceux (qu’il connaît) le moins » plutôt qu’un grand coup de balai, à trois mois du début des éliminatoires pour la Coupe du monde 2026, en septembre, qui dessinera une première hiérarchie et révélera ce qu’il compte vraiment faire de ses glorieux trentenaires. Sur la route vers cette grande échéance, il y aura aussi la Copa América puis les JO, coup sur coup, en 2024. « On a convenu qu’il dirige la sélection U23 lors du tournoi pré-olympique au Venezuela (à une date encore inconnue), puis à Paris en cas de qualification, explique le président de l’UAF, Ignacio Alonso, qui a offert à Bielsa un contrat s’étendant jusqu’au Mondial nord-américain. Ces Jeux ont un caractère symbolique pour nous, cent ans après avoir décroché la médaille d’or dans la capitale française. » À l’issue de cette trêve internationale, l’ancien technicien de l’OM et Lille, qui a décidé de s’installer dans la capitale uruguayenne, effectuera un tour d’Europe afin de rencontrer les grands absents de sa première liste.

« L’union parfaite »

En attendant, l’excitation est palpable et l’optimisme contagieux. « Il arrive au moment parfait, assure Fernando Cavenaghi, l’ancien attaquant argentin des Girondins de Bordeaux, aujourd’hui dirigeant du Racing Club de Montevideo. D’un côté, il va pouvoir s’appuyer sur la génération championne du monde U20, qui a fait une finale énorme dimanche dans un style qui ressemble à Bielsa, à base de pressing haut et constant, d’intensité. De l’autre, il y a des joueurs encore jeunes, mais déjà affirmés comme Valverde (24 ans), Araujo (24), Bentancur (25)… C’est prometteur. » Martín Lasarte partage cet optimisme. « Il a la capacité de voir ce qui est invisible pour d’autres entraîneurs, donc considérant la qualité du réservoir, le projet est forcément séduisant », salive l’ancien sélectionneur uruguayen du Chili (2021-2022), connu notamment pour avoir lancé Antoine Griezmann chez les professionnels à la Real Sociedad. « C’est l’union parfaite, car Marcelo a le don de faire grandir ses joueurs et parce que le vivier de l’Uruguay est énorme, juge Jorge Griffa, le mentor d’El Loco, qui continue, à 88 balais, de transmettre sa science aux formateurs du club argentin de Newell’s Old Boys, à Rosario. Lui comme les joueurs de ce pays ont en commun un fort tempérament, donc ça va forcément marcher. Sachant son niveau total d’implication, son ambition sans limite et son immense expérience, il va répondre aux attentes, je n’ai aucun doute. Tout le football uruguayen va progresser, pas seulement la sélection. »

Partout où il passe, il laisse une marque positive, un héritage, et c’est quelque chose de très important, qui va bien au-delà des titres.

Martín Lasarte, ex-sélectionneur uruguayen du Chili

Un espoir permis par un passif. « C’est exactement ce qu’il s’est passé lors de son passage à la tête du Chili (2007-2011), car il décide de tout lorsqu’il prend en main une équipe et en assume les conséquences, remarque Eduardo Rojas, auteur du livre Les 11 chemins vers le but, qui décrypte la méthodologie de travail et la pensée de l’entraîneur argentin. Le championnat national en a profité, les clubs ont fini par changer leur approche du jeu, d’un coup bien plus intense et attrayant, car ils ont compris que Bielsa cherchait un certain type de profil. Je suis persuadé que l’on verra la même chose en Uruguay. Tout le monde va être tiré vers le haut. Il ne fermera jamais la porte à un coach qui souhaite discuter de football ou assister à une séance d’entraînement pour y trouver de l’inspiration. » Sans travail depuis son éviction de la sélection chilienne, Martín Lasarte fait partie de ces admirateurs : « J’aimerais évidemment pouvoir échanger avec lui. Partout où il passe, il laisse une marque positive, un héritage, et c’est quelque chose de très important, qui va bien au-delà des titres. Au Chili, les gens m’en parlaient régulièrement. Ils continuent de l’adorer et considèrent qu’il a été la pierre fondamentale ayant amené au double succès en Copa América (en 2015 et 2016, avec Jorge Sampaoli puis Juan Antonio Pizzi). »

Un nouveau cours de philosophie

Concernant le style de jeu, la Celeste se prépare donc à de grands chamboulements, après les années de béton du long cycle Tabárez, couronné d’une demi-finale de Coupe du monde (2010) et d’un titre en Copa América (2011). « On peut s’attendre à voir désormais une équipe beaucoup plus tournée vers l’avant, car Bielsa ne renoncera jamais à l’idée de bien jouer et d’attaquer », pronostique Eduardo Rojas. « Ça va forcément évoluer, mais l’ADN restera », veut croire Ignacio Alonso, sans mentionner directement la garra charrúa qui a fait la réputation de cette équipe. « Le changement a déjà commencé il y a quelques années, favorisé par le profil des joueurs, note Fernando Cavenaghi. Il va se poursuivre et probablement s’accélérer. » « Il n’est pas disposé à sacrifier son style basé sur l’expression collective sur l’autel du dogme du résultat, confirme Salim Lamrani, le traducteur d’El Loco à Lille puis Leeds, auteur de l’ouvrage Le Football selon Marcelo Bielsa. Ses principes ne sont pas négociables, et le beau jeu est le fondement de sa philosophie. Il est convaincu que les résultats s’acquièrent en ayant la possession de balle, en assiégeant l’équipe adverse. Et il dispose de cette faculté spéciale qui lui permet de tirer la quintessence de son effectif. »

Marcelo Bielsa, dans sa position favorite

Comme partout où il est passé, de nouveaux joueurs pourraient donc exploser, « à l’image de Raphinha, qu’il a totalement transformé à Leeds, ou d’Illan Meslier, dont il a fait un titulaire dans le but alors qu’il n’avait que 20 ans », souligne Eduardo Rojas. L’ancien Bordelais Diego Rolán, aujourd’hui à Peñarol, met une pièce sur son jeune coéquipier Matías Arezo (20 ans), « un joueur à suivre, doté de caractéristiques similaires à celles de Luis Suárez ». Fernando Cavenaghi cite lui spontanément « Fabricio Díaz (20 ans), qui a déjà disputé plus de 100 matchs en première division ici, avec Liverpool (Montevideo), “Cepillo” Franco González (18), pas grand mais super rapide, et Andrés Ferrari (20), qui a rejoint Villarreal ».

Reste à savoir à quelle vitesse la mayonnaise prendra, à ce rythme de travail propre à la sélection que Bielsa va expérimenter pour la troisième fois de sa carrière, après ses passages sur les bancs de l’Argentine (1998-2004), puis du Chili, donc. Sans même attendre la réponse, les fans se disent déjà emballés, eux aussi. « C’est un grand pas en avant, s’enthousiasme Julián Infante, un hincha emblématique de la Celeste ayant assisté aux quatre dernières éditions de la Coupe du monde. Bielsa a un trait en commun avec Tabárez, c’est la capacité à créer un groupe uni et prêt à tout donner pour l’équipe. C’est un technicien qui ne ment pas et donne confiance à ses joueurs. Il est capable de les convaincre qu’ils peuvent battre n’importe qui. C’est le contraire de Diego Alonso, qui n’a jamais été à la hauteur de cette sélection. On va voir un football plus offensif, qui correspond aux caractéristiques des joueurs qu’on a sous la main. Les supporters sont pour la grande majorité optimistes. » C’est parti pour le show.

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