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Pourquoi le foot argentin craint tant les résultats des élections présidentielles
Alors que l’Argentine va élire son nouveau président ce dimanche, le football local s’est massivement mobilisé contre Javier Milei, candidat d’extrême droite notamment favorable à la privatisation des clubs ou à l’apport de capitaux étrangers. Un sacrilège au pays des clubs appartenant aux socios.
« Si tu es supporter de Boca, qu’est-ce que ça peut te foutre (que ton propriétaire soit étranger) si tu bats River 5-0 et gagnes le Mondial des clubs ? Ou tu préfères continuer avec cette misère, ce football toujours plus mauvais, perdre 4-0 contre le Milan, mais rester “national” et populaire ? » Passées inaperçues lorsqu’elles ont été prononcées en octobre 2022, ces déclarations signées Javier Milei récemment exhumées sur les réseaux sociaux ont poussé le football argentin à se transformer en acteur de la campagne pour l’élection présidentielle, dont le résultat définitif sera connu ce dimanche dans le pays sud-américain.
Il faut dire qu’entre-temps, le candidat d’extrême droite, admirateur de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, s’est hissé au second tour du scrutin face au péroniste Sergio Massa, représentant de la coalition gouvernementale de centre gauche, ministre de l’Économie sortant (en tête du premier tour avec 36,7 % des voix, devant Milei, 30 %). Jusque-là, le foot local était resté bien muet face à la montée de l’économiste ultralibéral (53 ans), ex-gardien de but passé par Chacarita Juniors et San Lorenzo dans sa jeunesse. Ses positions climatosceptiques et antiféministes, la mise en doute de l’existence d’un terrorisme d’État durant les années de la dictature militaire (1976-1983) ayant causé la disparition de 30 000 personnes, son projet phare de remplacer le peso par le dollar américain pour freiner l’hyperinflation (+ 142,7 % lors des douze derniers mois) ou son idée de légaliser la vente d’organes : rien n’avait entraîné de réactions aussi spectaculaires dans le monde du ballon rond que cette prise de parole remontée soudainement à la surface.
Tollé général
En quelques heures, une centaine d’institutions ont dégainé des communiqués condamnant les propos de Milei, voire appelant directement à voter pour Massa. Des propos condensés mardi par la Ligue professionnelle locale dans un texte intitulé « Non aux sociétés anonymes sportives », rappelant que les clubs, tous omnisports en Argentine, « appartiennent aux socios » et sont nés « non pas pour générer des bénéfices au profit de personnes y voyant une source d‘enrichissement, mais pour apporter à la société des services qu’elle ne trouve pas ailleurs ». Pourquoi ce tollé général ? « Parce que le foot professionnel argentin est régi par un modèle qui n’est pas seulement juridique, mais aussi social, historique et philosophique », répond le sociologue Rodrigo Daskal, directeur du musée de River Plate.
Le système en question : celui des associations civiles à but non lucratif, qui donne aux supporters (socios) le pouvoir d’élire leur président tous les deux à quatre ans, moyennant le versement d’une cotisation mensuelle, empêchant ainsi un club d’être acheté par un État, un fonds d’investissement ou un quelconque entrepreneur, voire d’être coté en Bourse. Un modèle de pouvoir démocratique que quatre institutions espagnoles (Real Madrid, FC Barcelone, Osasuna et Athletic Club) continuent d’adopter à ce jour, à contre-courant de l’élite européenne. « Un club argentin, c’est un espace populaire, passionnel, que les socios considèrent comme leur maison, explique Federico Ripani, dirigeant bénévole de Newell’s Old Boys, basé à Rosario. Au-delà des titres, ce sont des catégories de jeunes, plusieurs disciplines sportives, des activités sociales qui réunissent les gens, des familles entières qui passent leurs journées au sein de nos installations. » Bref, un patrimoine populaire aujourd’hui « menacé par les requins », pour reprendre l’expression d’un ancien cadre de la Fédération argentine (AFA).
Exception culturelle et ADN
Cette idée de Milei – faire entrer le foot dans l’économie de marché pour lutter financièrement avec les puissances étrangères et éviter l’exode massif de ses meilleurs joueurs – est en fait portée sans succès depuis la fin des années 1990 par son soutien de la droite, Mauricio Macri, ex-président de la République (2015-2019) après avoir été celui de Boca Juniors (1995-2007). Le 2 décembre, ce dernier affrontera Juan Román Riquelme dans les urnes pour tenter de revenir à la tête du club xeneize, en qualité de vice-président cette fois-ci. « Que voulons-nous : être un club de football ou être utilisés à des fins politiques ? », a demandé l’ancien milieu aux socios avant cette autre élection électrique. « Le risque, c’est que les clubs cessent d’être des institutions au service de la communauté pour devenir de simples marques, craint Ernesto Cherquis Bialo, ex-directeur du mythique magazine sportif El Gráfico. Ce serait la fin d’une exception culturelle et l’effacement du sentiment d’appartenance qui définit les quelque neuf millions de personnes gravitant autour du foot dans ce pays. »
« Cela reviendrait à piétiner l’ADN de notre nation », affirme Juan Manuel Anlló, secrétaire général de l’Association de marketing sportif d’Argentine (AMDA), qui s’étrangle à chaque fois que ce particularisme est qualifié d’« anachronique » par les défenseurs du modèle également adopté par des pays voisins comme le Brésil, le Chili ou l’Uruguay. « Dire ça, c’est ignorer notre histoire et le rôle social et éducatif de nos clubs », enrage le consultant économique, appelant à trouver « d’autres solutions » pour éviter que le système actuel, loin d’être épargné par les dérives comme la corruption, « repose tant sur la vente de jeunes talents ».
Auteur du livre El negocio del fútbol (Le Business du football), le sociologue argentin Sergio Levinsky en est convaincu : « Le grand problème, c’est la mauvaise gestion de l’argent, l’absence de contrôle et de transparence » rendant illisible l’évaluation réelle des budgets et creusant les déficits. « Il existe une peur de perdre son âme, car avec ce projet de Milei, n’importe qui pourrait théoriquement débarquer et changer le logo, le stade ou le nom du club », appuie l’enseignant-chercheur Rodrigo Daskal. Un prix que les supporters argentins ne sont pas prêts à payer, même pour concurrencer les Brésiliens, vainqueurs de six des sept dernières éditions de la Copa Libertadores. « Ici, il y a l’idée qu’on peut rivaliser avec n’importe qui même en étant pauvre », résume Sergio Levinsky. Invité à s’exprimer sur le sujet avant le match contre l’Uruguay, le sélectionneur des champions du monde Lionel Scaloni a été l’un des rares à garder le silence, au cœur d’une semaine où le foot argentin a parlé très fort pour se faire entendre.
Par Thomas Broggini, à Buenos Aires
Tous propos recueillis par TB.