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Pourquoi la remontada est le chef-d’œuvre de Luis Suárez au Barça
Ne vous y trompez pas. Le chef-d’œuvre de Suárez est la remontada de 2017, pas autre chose. Buteur sauvage dans un club raffiné, joueur de rue dans un collectif rationalisé, Luis Suárez est pourtant un paradoxe dans l’histoire du Barça. Voici l’histoire d’un aventurier au pays des bons élèves.
Prenons un cas pratique. Au hasard, le match retour Barça-PSG de 2017, la fameuse re/demontada. Deux minutes et dix-sept secondes viennent d’être jouées, trop peu de temps pour assister à un miracle, mais suffisamment pour voir pointer les premières inquiétudes. Sur son premier ballon, une minute plus tôt, Suárez s’était déjà fait une place dans la défense tourmentée de Marquinhos à grands coups de bassin vers l’arrière. Déjà un mètre de gagné. Rappelez-vous, la première occasion du Barça ce soir-là, ce n’est pas grand-chose. Planqué à l’orée de la surface, Luisito attend le bon moment pour se jeter sur sa proie. Le leurre, ce sera ce ballon en cloche lancé par Rafinha au point de penalty. Trapp hésite, Verratti culbute, Marquinhos attend que quelqu’un d’autre s’y jette et Kurzawa, occupé sans doute à autre chose, revient à petites foulées. Suárez, placé exactement au milieu du troupeau (entre le ballon et le gardien), n’a qu’à effleurer le ballon du museau. 1-0, un stade extatique, les crocs uruguayens luisent dans le cauchemar qui naît.
La raison du plus fort
Intenable dans la surface pendant toute la nuit, Suárez simule, Suárez râle, Suárez se crochète lui-même, Suárez prend un carton. Oui, mais Suárez crève l’écran et finit par obtenir ce qu’il attend depuis le début : une faute de Marquinhos à la 91e minute en pleine surface. C’est sans doute cela le charisme des grands chasseurs, une certaine manière de faire planer la menace à dix mètres du gibier. La remontada de Barcelone est le chef-d’œuvre de Luis Suárez parce que ce soir-là, il a joué un match comme on écrit une fable sur l’injustice naturelle. « La raison du plus fort est toujours la meilleure », semblait-il nous murmurer, « nous l’allons montrer tout à l’heure ». À lui tout seul, il a su déstabiliser une défense d’agneaux crédules. Mais alors une énigme pointe : comment un tel prédateur a-t-il pu être roi dans le club le plus civilisé du monde ?
Une vie à la limite (du hors-jeu)
Buteur sauvage dans un club raffiné, joueur de rue dans un collectif rationalisé, Luis Suárez est un paradoxe dans l’histoire du Barça. Excepté peut-être Stoïtchkov, ils sont rares les loups à avoir été rois en Catalogne. David Villa était à peine un renard, Samuel Eto’o était un élégant jaguar. Non, si l’on veut comprendre le génie propre de Suárez, il faut regarder les statistiques. Celles des buts marqués bien sûr. Sur ce point, il n’est pas en reste avec 48 buts marqués en 2015-2016 notamment (et 16 passes décisives) et un total de 198 buts (troisième meilleur buteur de l’histoire du club). Mais ce qui attire l’attention, c’est un autre record, plus discret lui, mais qui en dit sans doute plus sur son génie. Entre 2015 et 2018 (c’est-à-dire sa principale période de chasse), il détient le record de hors-jeu sifflés contre lui (1,6 par match en moyenne).
Chez un attaquant standard, on accuserait le manque d’expérience ou de concentration. Chez un chasseur de sa trempe, c’est le signe d’une vie d’aventurier passée à la limite de la légalité. En Espagne, pays où Don Quichotte est enseigné dans les écoles, on appelle cela la « picardía », cette manière de vivre artistement dans l’illégalité grâce à la ruse et à la transgression des bonnes mœurs. Le pícaro, c’est celui qui, par exemple, en période de confinement, pour le seul plaisir de vivre au grand air, détournera l’autorisation qu’il a de sortir une fois par jour pour acheter des vivres. Un kilo de tomates, pour le futé, c’est cinq ou six occasions (une par tomate) de faire un aller-retour à la supérette (au point qu’en Espagne on a imposé un minimum obligatoire d’achat dans les supermarchés). La vie picaresque (traduction officielle), c’est une existence à la limite du hors-jeu.
Jouer avec les règles
La leçon de Luis Suárez, la voilà. Les règles du jeu ne sont pas des lois divines dont il faudrait chérir l’existence éternelle. Les dix-sept lois du jeu (en ce qui le concerne, essentiellement la 11 sur les hors-jeu et la 12 sur les fautes) sont des lois humaines donc autant d’occasions de s’amuser, non plus seulement avec les adversaires du jour, mais aussi avec le jeu lui-même. En cela, il faut comprendre son transfert à l’Atlético de Madrid comme un retour à la maison. Il est avec Simeone, l’homme qui a le mieux compris que dans les jeux humains, tout n’était pas question d’obéissance et de civilité. Jouer, c’est aussi une affaire d’insolence et de liberté. La leçon de cette remontada infernale, c’est qu’il faut apprendre à jouer avec les règles écrites (celles des fautes et du hors-jeu) autant qu’avec les règles non écrites (la bienséance et le fair-play) : jouer selon les règles et jouer avec les règles. Alors, quittant Barcelone entouré de toutes ses coupes dans un étrange costard gris clair et les canines luisantes, on oubliera bientôt tous ses records, c’est certain. Ce qui restera, c’est une fable. Quand dans les chaumières catalane, on racontera aux enfants apeurés l’étrange histoire du Loup Suárez, on commencera ainsi : « Son plus beau but était une faute… »
Par Thibaud Leplat