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- Lens-Lille (0-2)
Pour que ça chambre encore et encore
Un week-end de derbys, de Classique ou de Clásico vient de s’achever, et celui-ci, de Lucas Chevalier à Lamine Yamal, rappelle à quel point le chambrage et le foot sont liés. Et qu’ils doivent même exister, à condition qu’ils ne débordent pas.
Lucas Chevalier n’a encore que 22 ans. Il a une chanson (de geste) à sa gloire, garde les buts de son club depuis la moitié de sa vie. En un mois, il a terrassé les deux équipes de Madrid en Coupe d’Europe, est quatrième de Ligue 1, et finira bien par jouer en équipe de France. Bonus : avec Lille, il est invaincu face à Lens. Alors, quand son coéquipier Jonathan David a marqué son penalty pour en remporter un de plus sur le fil, il n’a pas réfléchi : il a chambré le public du stade Bollaert. Il a mimé des tirs de fusil. C’était spontané, pas forcément très joli, et c’est aussi un mouvement qu’il a déjà réalisé à Pierre-Mauroy, après la victoire contre le Real par exemple. Dans la foulée, les recadrages des consultants, puis de son coach, Bruno Genesio, et de son président Olivier Létang ont fleuri. « Je crois que c’est encore un très jeune joueur. Il est lillois et c’est peut-être lui qui a vécu le plus d’émotions dans ce derby. Quand vous êtes né à Lille, c’est encore une émotion supplémentaire par rapport aux autres, a rappelé son entraîneur, ménageant ici la chèvre avant le chou. Je pense qu’il doit apprendre aussi. C’est un garçon qui est extraordinaire, dont le style n’est pas du tout d’être irrespectueux. Je pense que ça peut arriver. On lui a fait la remarque et ça ne se reproduira pas. » Et pourquoi pas ?
Au même moment, à Madrid, Lamine Yamal plantait le troisième des quatre buts barcelonais face au Real Madrid. L’ado, qui avait pimpé les bagues de son appareil dentaire aux couleurs de son club, célébrait son but en mimant Cristiano Ronaldo, idole des lieux. La célébration est déjà iconique. Elle rappelle un soir de 2017, quand Lionel Messi, aussi à Madrid, ôtait son maillot pour climatiser son meilleur ennemi à la dernière minute. Dans un week-end automnal garni en foot, rebelote dimanche soir, quand Bradley Barcola, poseur du troisième but du Classique parisien, y allait de sa célébration Matuidi Charo. Plus modeste mais tout aussi chambreur. En face, les supporters marseillais auraient préféré voir Adrien Rabiot embrasser son nouvel écusson plutôt que de prendre une dérouillée à la maison.
Pour un chambrage sans ombrage
Si Lucas Chevalier, Lamine Yamal et Bradley Barcola ont en commun d’avoir encore beaucoup de sébum, ils rappellent aussi que moquer son adversaire par une petite saynète ou un verbe qui sort de l’ordinaire dépoussière le foot. Chambrer, c’est littéralement amener un vin à sa juste température : celle qui sent bon les grands soirs. Cette pratique est encore meilleure quand l’intensité du match s’élève, quand la rivalité sort des livres d’histoire. Si le foot est un produit, le chambrage le glorifie, rappelle la grande occasion, la tension de l’événement. Il côtoie le débordement en restant dans la subtilité – pardon Emiliano Martínez à la Coupe du monde 2022.
Ce samedi, au fond, Lucas Chevalier a exacerbé son appartenance à Lille et sa passion. Il s’est autorisé à chambrer, car il connaît le public lensois. Sa propre famille supporte Lens. « Quand on marque des buts, je suis assez expressif. Ils [les supporters] s’identifient à moi et je sais que c’est important de leur rendre la pareille. Tout ça, ce n’est pas parce que je suis le meilleur joueur de l’équipe, je pense que je ne le suis pas d’ailleurs, mais je suis peut-être le plus aimé parce que je suis de la région. Je représente peut-être aussi les valeurs du Nord », a raconté celui qui avait arrêté un penalty pour son premier derby. Chambrer constitue un symbole de l’esprit de corps unissant le public et ses joueurs.
Le foot n’est jamais grand sans rêve
Bon perdant, Will Still, l’entraîneur adverse, l’a finalement bien résumé à la fin du derby : « Il [Lucas Chevalier] n’a pas besoin de faire ça, mais ça fait partie des émotions du foot. » Certes, ce « ça » n’est pas un besoin. C’est un petit sel, c’est le plaisir du football. Pour que ce sport ne devienne pas pénible, il faut du chambrage, du genre de ceux qui rappellent qu’on vit des moments à cocher dans un calendrier. Il faut au football des images, du relief, de Nabil Fekir qui enlève son maillot à Joël Bats qui accroche une écharpe de l’OL sur les buts de Saint-Étienne. De l’audace, celle qui rappelle que Lucas Chevalier et Jonathan David se sont hissés à la hauteur de l’événement. Après tout, Mohamed Ali était un maître en la matière.
Si l’argent brassé et la répétition des rencontres lissent un football de plus en plus aseptisé, ces chambrages offrent une bulle d’air. Le foot a besoin de figures potentiellement détestables dans les grandes rivalités pour que son essence perdure. Car ces moments de distance ironique rappellent que le football reste un jeu. Ce qu’Olivier Létang, Bruno Genesio et beaucoup de joueurs semblent avoir oublié. Le chambrage, c’est offrir un moment à la hauteur de la joie que le football procure. « C’est de bonne guerre », dira-t-on, oxymore qui résume à elle seule sa puissance : une ligne de crête avant la tension, une émotion intense. Sans chambrage, José Mourinho serait un entraîneur seulement chiant à regarder et Zlatan Ibrahimović tout juste un bon attaquant de Ligue 1, comme Paul Baysse en a été un bon défenseur. Après tout, le pénible Euro sur le terrain a été sauvé par des supporters qui cassaient des spaghettis devant des Italiens ou des baguettes devant des Français. Un moyen de rappeler que le chambrage marque parfois plus que la performance elle-même, et sanctifie des gloires.
Et puis, les footballeurs restent des vanneurs eux-mêmes, dans les vestiaires ou sur les réseaux sociaux, alors pourquoi leur retirer ce plaisir ? Fans des sports américains ou du MMA, où la pratique du chambrage est aussi culturelle que lucrative, il n’est pas rare de les voir danser, blaguer ou railler dans des vestiaires où ils se côtoient plus que dans la plupart des métiers. Eux-mêmes savourent, créent leur langage commun, à partir de leurs codes. Parfois même, ça rate, et le chambreur devient chambré. Ça fait partie du jeu, c’est « bon enfant » – tiens, encore un jeu –, et c’est encore plus savoureux en direct, comme quand Layvin Kurzawa, avec les Espoirs, chambre des Suédois qui finissent par se qualifier. Reste évidemment que l’agressivité, la violence et les discriminations sont des caps à ne pas franchir pour un chambrage dans les règles de l’art. Ce week-end, le Monégasque Vanderson ou certains supporters corses auraient mieux fait de gentiment chambrer leurs adversaires. Cela leur aurait évité d’être au mieux ridicules, au pire répréhensibles.
Par Ulysse Llamas