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Philippe Godin : « Ces parents sont intoxiqués par leurs propres émotions »
Des éducateurs menacés ou agressés, des séances d'entraînement annulées ou organisées à huis clos... Les excès de certains parents au bord des terrains ont tristement marqué l'actualité récente. Philippe Godin, psychologue du sport et professeur à l'université de Louvain, livre son analyse de ces comportements.
Ces dernières semaines, en France, on a vu de nombreux incidents impliquant des parents de jeunes joueurs au niveau amateur. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Le rôle des parents dans la pratique sportive du jeune est essentiel, et ça dysfonctionne assez souvent. Le sport n’est pas éducatif par essence. Il l’est si on fait en sorte qu’il le soit. C’est un produit humain, les dérives sont faciles : des parents qui agressent des entraîneurs, des entraîneurs qui agressent l’arbitre – il suffit d’aller voir en Turquie –, des parents qui agressent d’autres parents, etc.
Comment des parents peuvent-ils en arriver là ?
Ces parents sont intoxiqués par leurs propres émotions. Ils vont s’auto-identifier à leur enfant : ce n’est plus l’enfant qui joue, ce sont eux qui jouent via leur enfant. Comme ils ont leurs propres idées et que l’entraîneur a les siennes, le parent veut exprimer son point de vue, ce qui va évidemment poser problème. Si dix parents regardent un match, il y a des chances qu’il y ait dix avis différents. Avec l’entraîneur, ça fait même onze. C’est inconciliable. S’il y a des divergences de vues, elles ne doivent pas s’exprimer. Le parent doit laisser l’enfant apprendre à vivre, y compris des injustices. Le sport, c’est aussi ça. Ce n’est pas que faire des contrôles du pied en courant, c’est aussi apprendre à vivre avec les autres, accepter qu’ils aient des avis différents, etc. Il y a tout un apprentissage sociorelationnel.
On a le sentiment que ces comportements problématiques étaient beaucoup moins présents il y a une dizaine d’années.
Tout à fait, c’est dans la ligne droite de l’évolution de la société. Nous sommes entrés dans une société hyperindividualiste, où l’ego est devenu surdimensionné. Ici, le parent n’est pas capable de se remettre en question et de mettre son ego en veilleuse. Il va vouloir s’affirmer, mettre en avant ses croyances, ses représentations et les imposer à autrui. Ce qui entre en contradiction, évidemment, avec le rôle sociétal de la pratique sportive.
Ces parents intrusifs projettent des attentes inadaptées, ou démesurées, sur leurs enfants ?
Oui, pour eux, l’enfant est devenu une sorte de moyen de valorisation. Dans des sports où il y a de l’argent comme le foot, l’enfant peut être vu comme une action en bourse, un investissement. C’est aussi une manière d’être fier et d’avoir la sensation que son enfant, son propre « produit », est de grande qualité. C’est une autocongratulation : « Mon fils est un excellent footballeur, c’est que je suis un excellent géniteur. » Quelque part, le parent s’approprie la pratique sportive de son enfant. Il lui vole sa pratique en s’identifiant, en faisant passer ses valeurs, en faisant ses commentaires.
Les parents sont le cancer du foot, épisode 286945. https://t.co/0bvnH72g1z
— SO FOOT (@sofoot) December 19, 2023
La pression de ces parents instaure un cadre moins favorable à l’épanouissement de l’enfant ?
Tout être humain, a fortiori quand il est enfant ou adolescent puisqu’il est en phase de construction, a besoin d’avoir confiance en lui. L’enfant a besoin de développer une estime de lui-même positive. Cela passe par la sensation d’être aimé en tant qu’individu. Qui ne peut que donner de l’amour dès le départ ? Les parents. Mais dans ces situations, l’enfant perd son statut d’enfant. Il devient un joueur et n’est plus vu et compris que par rapport à ce qu’il fait dans son sport. Petit à petit, il y a une perte de la sensation d’être aimé pour soi. Il va construire son estime de lui-même avec des failles. Il va développer des doutes, ce qui peut déboucher sur une mauvaise gestion émotionnelle. Il va s’énerver plus vite, être plus agressif verbalement, voire physiquement, etc.
Ces dérives sont plus présentes dans le foot que dans d’autres sports ?
Ce n’est pas réservé au foot, on voit ça dans des sports monétisés et médiatisés, comme au tennis. Ça commence aussi dans le basket. Cependant, c’est plus fort dans le foot, car il y a une culture de la contestation, notamment une contestation de l’arbitrage. Des gosses de 7-8 ans contestent déjà l’arbitre parce qu’ils voient que les plus grands le font, que les parents engueulent l’arbitre, etc. Dans d’autres sports, l’arbitrage est beaucoup mieux respecté. Vous n’avez pas ça en rugby. Le football a élu en valeur le principe de la contestation.
Vous avez créé le service de psychologie du sport de l’université de Louvain et avez accompagné des parents dans ce cadre. Pourquoi cela vous semblait nécessaire ?
Ils jouent un rôle essentiel. Dans mes études, j’ai appris la psychologie de l’enfant et de l’adolescent. Ce ne serait pas cohérent de s’occuper des athlètes sans s’occuper des parents. Sur le terrain, j’ai pu voir que les parents étaient responsables du problème dans 80% des situations. Quand un parent demande à me voir, neuf fois sur dix, il dit que son enfant a besoin d’aide pour gérer son stress. Le parent et le gamin expliquent toute une série de choses, et je découvre assez vite que ce n’est peut-être pas le gosse qui a besoin d’être aidé psychologiquement, mais le parent. Il y a des parents ouverts, qui accueillent les conseils et réfléchissent. Il y en a aussi beaucoup qui considèrent qu’ils ne sont pas venus pour eux, que c’est au gamin de faire les efforts. Dans ce cas, huit fois sur dix, ils iront dans le mur. On perd beaucoup de candidats parce que le système familial n’a pas été à la hauteur. Pour percer au plus haut niveau, c’est plus simple quand on a des parents impliqués, intégrés dans le projet, qui se remettent en question s’il y a des choses à modifier.
Quelles mesures pourrait-on prendre pour lutter contre ces comportements qui rendent la pratique du sport toxique ?
Tant que les instances du foot ne donneront pas un sérieux coup de barre dans la notion de respect de l’arbitrage, rien n’avancera. On peut aussi colmater les brèches, organiser des réunions dans les clubs. Je suis intervenu dans un groupement de quatre clubs de basket et je conseillais notamment qu’à chaque début de saison, l’entraîneur ou le président fasse une réunion avec les parents, comme à l’école. L’entraîneur explique alors ce qu’il attend, ce qu’il va faire, comment il va le faire, si le club a une philosophie hypercompétitive ou plutôt une perspective éducative, etc. Ça permet d’y voir plus clair, de savoir où vous mettez les pieds. Ça évitera qu’un parent s’énerve, car son gamin ne joue pas alors que l’entraîneur privilégie la cohésion du groupe plus que le résultat. Le coach va éduquer ces jeunes pour améliorer leur coordination motrice, leur conception tactique, leur système sociorelationnel, sans faire du résultat un objectif central. Par contre, si on est dans un club où c’est la championnite aiguë, on accepte l’aspect compétitif et l’idée que les meilleurs vont jouer. Ça peut se concevoir, mais le parent doit rester en dehors. C’est à l’entraîneur de mener la barque.
Propos recueillis par Quentin Ballue