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- Angleterre-Iran (6-2)
Pour les fans de l’Iran à Doha, le combat des idées prend le pas sur le football
Si l’Iran en a vu de toutes les couleurs face à l’Angleterre (2-6), l’essentiel se jouait davantage dans les travées du Khalifa International Stadium de Doha. Il ne faut pas s’y tromper : pour les Iraniennes et les Iraniens, cette Coupe du monde est avant tout une tribune où ils partagent leur ardente envie de liberté.
En tout, trois lignes de métro permettent d’arpenter Doha : la ligne verte – aucune référence ciné voulue -, la ligne rouge (aucune référence tout court) et enfin la ligne orange. C’est cette dernière qui permet de rallier le stade Khalifa International, où l’Iran lançait son Mondial, ce lundi, face à l’Angleterre. Pas une mince affaire, mais cela en réalité, les fans de la Team Melli présents à la station Msheireb n’en avaient cure. Au loin, les non-avertis auraient pu croire que les supporters iraniens étaient avant tout en course pour remporter le prix de l’ambiance, mais il suffisait simplement de s’attarder sur les tee-shirts aux revendications explicites, sur les maquillages sur les visages de femmes en forme de drapeaux ou de larmes aux couleurs de l’Iran, pour comprendre que personne, ou presque, n’avait vraiment la tête à ce premier affrontement en Coupe du monde entre Anglais et Iraniens.
« Aujourd’hui le monde nous regarde »
Dans le wagon qui emmène une partie du grand contingent de fans perses, Ali* est là avec sa famille. Pas de maillot de Sardar Azmoun ou de drapeau vert-blanc-rouge dessiné sur la joue pour le jeune homme de 24 ans, qui a préféré opter pour un tee-shirt d’Iron Maiden. « On est venus ici pour être les porte-voix de ceux qui sont restés en Iran, clame-t-il. Pour te donner une idée de la violence qui règne là-bas, j’étais à des funérailles il y a quelques jours. Ces gens ont tué l’un de mes meilleurs amis avec un flingue juste devant moi ! » Une tragique et bonne manière de rappeler que derrière les chants et les vuvuzelas, l’ambiance est lourde. Sur le parvis de l’enceinte qui accueille le deuxième match du Mondial, Sarah et deux autres amis posent avec un grand drapeau iranien pour les photographes. Elle aussi a 24 ans, et comme beaucoup d’autres femmes, c’est sa première dans un stade de foot.« En Iran, les stades sont interdits pour les femmes. Nous, on se bat pour ce genre de choses qui sont des droits basiques, car nous en souffrons chez nous. Des gens ont déjà perdu la vie pour ce combat, et aujourd’hui, le monde nous regarde : je n’ai pas envie que les médias nous censurent, car nous sommes là pour soutenir le peuple iranien. » Sarah se méfie, tout comme Ali, à raison : selon les bruits qui courent en Iran, 190 agents à la solde du régime d’Ebrahim Raïssi seront dans le stade disséminés parmi les supporters. « Oui, il va y avoir des agents du gouvernement dans le stade, assure Sarah. Mais on va tout faire pour crier plus fort qu’eux. »
À quelques mètres de l’une des entrées principales du virage qui leur est réservé, les hommages aux martyrs des dernières semaines se succèdent. Jusqu’aux larmes, comme lorsqu’un homme qui crie « Say her name » au milieu d’un cercle a pour réponse « Mahsa Amini ». Ni plus ni moins que le nom de cette étudiante iranienne de 22 ans qui rêvait d’une vie meilleure, avant d’être arrêtée pour « port de vêtements inappropriés », puis décédée, trois jours plus tard, dans des circonstances incertaines. Le point de départ d’une contestation grandissante et de revendications à la pelle réprimées dans le sang. « Ils ne nous laissent rien faire, alors que nous ce qu’on veut, c’est justement de pouvoir choisir qui l’on veut être, appuye Nooshin*. Moi, par exemple, je suis une vraie fan de foot, et mon club en Iran, c’est Esteghlal.(Elle montre un pin’s accroché à son sac, NDLR.)Pourtant, avant aujourd’hui, je n’ai jamais pu voir du foot en vrai. »
Des joueurs qui manquent de courage ?
À quelques minutes du coup d’envoi de la rencontre, on n’entend que les fans de la Team Melli. Ils sifflent pour certains leur propre hymne national – que les joueurs n’ont pas chanté – ou scandent « England, England » au moment où Harry Kane et sa bande ploient le genou pour eux. Pour une partie d’entre eux, le scénario et la nette domination anglaise refroidissent l’atmosphère pourtant déjà bien climatisée. Si le doublé de Mehdi Taremi est plutôt bien accueilli, une certaine défiance persiste envers la majorité de l’équipe. Rien à voir avec le 6-2. Il est là question de manque de « courage », et les embrassades sur la main de Raïssi avant de s’envoler pour Doha n’ont évidemment rien arrangé. L’omerta des joueurs non plus. Si certains sont prorégime, d’autres se retrouvent face à un dilemme de premier ordre : parler et prendre le risque de voir ses proches ou sa propre personne grandement menacée, ou ne rien dire et ainsi abandonner tout un peuple. En sortant du stade, Jila*, 33 ans, a son avis sur la question : « Si je suis fière de mon équipe ce soir parce qu’ils n’ont pas chanté l’hymne ? Non, ce n’est pas suffisant… Je n’oublie pas ce qu’ils ont fait avant de venir. Et je ne suis pas la seule dans ce cas. Les seuls vrais héros, ce sont Sardar Azmoun, Ali Karimi et Ali Daei ! »
Un peu plus tard, en conférence de presse, le capitaine Ehsan Hajisafi a pourtant fait un pas de géant : « Tout d’abord, je tiens à exprimer mes condoléances à toutes les familles qui souffrent en Iran. Nous devons accepter que les conditions dans notre pays ne sont pas bonnes. Notre peuple n’est pas heureux. (…) Tout ce que nous faisons est pour eux et nous devons nous battre et faire de notre mieux pour obtenir le meilleur résultat possible pour le peuple iranien. » Dans trois jours, l’Iran remettra le couvert face au pays de Galles pour une rencontre qui déterminera son avenir sportif et sera surtout une occasion de s’élever de nouveau.
Par Andrea Chazy, à Doha
*Les prénoms ont été modifiés pour protéger les témoins.
Photos : AC