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Portugal : la grande lessive a débuté
Mercredi dernier, 76 perquisitions ont eu lieu dans les bureaux de Benfica, du FC Porto, du Sporting et de Gestifute, la société de Jorge Mendes, dans le cadre d’une enquête sur des soupçons d’évasion fiscale. Un séisme judiciaire pour le football lusophone, qui commence semble-il à payer les pots cassés des révélations des Football Leaks.
Le temps judiciaire est une drôle de chose. Une affaire qui s’étire, se contorsionne, fait deux pas en avant, trois en arrière, et finit par s’emberlificoter dans un tas de procédures qui laissent souvent perplexe les profanes de la procédure juridique. Parfois, pourtant, les nœuds se démêlent et Madame Justice peut commencer à jouer du marteau. Ou du moins à fourrer ouvertement son museau là où ça fait mal. Exemple au Portugal, mercredi dernier, où une quinzaine de magistrats ont organisé 76 perquisitions dans « divers clubs de football, bureaux d’avocats et d’agents intermédiaires. » Qui sont les bad boys potentiels ? Le Benfica, le FC Porto, le Sporting et Braga. Mais aussi, oh surprise, Gestifute, la société du super combinard Jorge Mendes, dont les locaux ont eux aussi été investis par les enquêteurs.
Tournez magouilles
Selon plusieurs médias portugais, la justice s’intéresse surtout à des opérations de transferts « qui auraient impliqué des agissements destinés à éviter des versements fiscaux dus à l’État portugais » . Ces pratiques, qui auraient consisté à « occulter ou modifier » les montants de ces opérations, pourraient être assimilées à de la « fraude fiscale aggravée et du blanchiment de capitaux » , a précisé le parquet général de la République. Vingt millions d’euros, qui auraient dû finir dans les caisses de l’État portugais, auraient été détournés, en raison d’irrégularités sur les transferts de nombreux joueurs. Les cessions ou acquisitions de Jackson Martínez, Iker Casillas, James Rodríguez, Falcao, Mangala, André Carrillo, Júlio César, Ola John et Jonas sont notamment citées. Fâcheux, à défaut d’être réellement surprenant. Voilà des années que le Portugal est décrit comme le paradis de la tierce propriété dans le football (TPO), puis, après son interdiction en décembre 2014 par la FIFA, du TPI (Third Party Investments), souvent considéré comme de la TPO déguisée.
Les révélations des Football Leaks, qui avaient débuté en décembre 2016, devaient forcément faire mouche à un moment ou à un autre : cette opération de nettoyage, sobrement baptisée « Hors-Jeu » , voit déjà 47 personnes poursuivies et soupçonnées d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent, dont Jorge Mendes lui-même, à en croire le magazine Sábado. Reste encore à savoir quelles manœuvres illicites leur sont précisément reprochés. « Le cas échéant, on fait face à des agents ou à des managers de club qui ont mis en place des procéduresborderline, voire hors la loi. On peut penser à des rétrocommissions par exemple » , explique l’économiste du sport Jean-François Brocard, notamment auteur d’Agents sportifs et marchés du travail. La pratique est connue : augmenter artificiellement la valeur d’un joueur, pour que l’agent gonfle sa commission, pour ensuite rétrocéder une partie de cet argent à d’autres intervenants ayant pris part au transfert. Un surplus de liquidités évidemment illégal lorsque la commission n’est pas déclarée (ou que son vrai montant est dissimulé), ce qui est le cas lorsqu’elle est versée en cash ou se retrouve redirigée vers un paradis fiscal, échappant à toute ponction du fisc local.
Clubs passerelles et transferts fantômes
« Mais les rétrocommissions ne sont qu’une composante d’un maillon beaucoup plus large, reprend Jean-Francois Brocard. La fraude fiscale, la TPO déguisée, ça fait partie d’un tout, d’un ensemble de transactions qui transitent souvent vers des pays à fiscalité basse. Prenez le cas des bridge clubspar exemple. » Ces clubs dits « passerelles » ont également émaillé la chronique judiciaire dernièrement. Pour s’en rendre compte, il faut quitter le Portugal pour l’Espagne, où les Football Leaks ont aussi secoué quelques cages fin février dernier : grâce aux révélations du consortium médiatique European Investigative Collaborations, la Guardia Civil a indiqué mener une enquête pour « délits fiscaux et blanchiment de capitaux » , qui viserait notamment Fali Ramadani, soit l’un des agents les plus influents au monde. Ramadani est entre autres soupçonné d’avoir piloté une série de transferts fantômes, dans des clubs issus de pays à la fiscalité généreuse, tout particulièrement à l’Apollon Limassol, à Chypre.
En résumé : un joueur transite discrètement – sans jouer – par le club en question (ici l’Apollon), qui fait office de passerelle entre deux autres formations. Pas moins de sept joueurs serbes et roumains seraient ainsi passés par l’Apollon ces dernières années sans y jouer une minute, avant d’être immédiatement transférés dans la foulée. Les cas les plus emblématiques ? Celui de Luka Jović, arrivé en janvier 2016 de l’Étoile rouge de Belgrade pour deux millions d’euros et reparti six jours plus tard au Benfica, pour 7 millions d’euros. Ou encore celui de l’actuel défenseur napolitain Nikola Maksimović, officiellement transféré de l’Étoile rouge à l’Apollon en 2012, mais finalement cédé au Torino, sans avoir joué le moindre match avec le club chypriote. Pourquoi passer par des clubs tampons comme l’Apollon ? « Par exemple, sur une commission d’agent, l’intermédiaire doit payer de la TVA, et cette TVA est moins importante dans des états comme Chypre, souligne Jean-Francois Brocard. La fiscalité sur la plus-value est aussi moins élevée… Ces pays sont aussi moins regardants et beaucoup moins proactifs sur les questions de fraude fiscale et de soustraction à l’impôt. » À défaut de faire craquer les failles du système, les Football Leaks auront donc au moins eu le mérite de les dévoiler, pour peut-être pincer quelques magouilleurs en cours de route. Même si les plus pessimistes, comme José Manuel Ribeiro, le directeur du quotidien sportif portugais O Jogo, ne se font guère d’illusion sur l’avenir : « Au XXIe siècle, le football est et restera le crime parfait. »
Par Adrien Candau
Propos de Jean-François Brocard recueillis par AC.