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Philippe Tétart : « À la Belle Epoque, le supporterisme n’était pas vu comme une dérive sociale »
Spécialiste de l’histoire du sport, Philippe Tétart a dirigé et co-écrit Côté tribunes : Les supporters en France de la Belle Epoque aux années 1930. Véritable généalogie du supporterisme hexagonal, l'ouvrage dresse le portrait des premiers supporters et rappelle quelle période charnière a été l'entre-deux-guerres dans le déploiement du phénomène sportif. Entretien pionnier.
Vous ne parlez pas uniquement des supporters de football dans Côté tribunes. En revanche, vous montrez que la conquête médiatique du supporter s’est faite grâce au ballon rond. Comment l’expliquer alors que ce n’était pas le sport le plus populaire à la Belle Epoque ? D’abord, il semblerait que d’un point de vue de la langue, l’association entre « football association » et « supporter » était la plus usuelle dès le départ. C’est moins le cas pour le rugby et encore moins pour les autres sports. Ça arrivait qu’on dise « supporter de boxe » mais l’expression était bien moins fréquente. Le football n’est pas un sport qui est populaire avant la guerre, mais il est en voie de popularisation.
C’est la guerre qui va servir de révélateur aux passions footballistiques du petit peuple. Puis c’est l’entre-deux-guerres qui va donner le loisir à ce peuple de s’emparer du football. Il va concurrencer le cyclisme qui est le sport populaire par excellence à Belle Epoque. À la fin de la période, comme le terme est davantage associé au foot, il y a une conjonction de sens qui permet de penser que c’est principalement à cause du football que l’expression et le personnage se sont imposés.
Justement, c’est intéressant que vous évoquiez le cyclisme car vous racontez, notamment à travers la presse régionale de l’époque, que le supporterisme français s’est d’abord développé dans le Nord, une terre historique de vélo.Il y a un lien matriciel entre les sociabilités ouvrières et leur façon de s’entre-reconnaître et de s’emparer du football pour en faire un point de partage et un élément de culture commune. Après la greffe première du côté de Lille, entre 1912 et 1914, la circulation des implantations s’est faite par jeu de porosité dans tout un tas de petites cités industrielles du Nord-Pas-de-Calais, de la Somme, de la Normandie puis de l’Est de la France. Il y a aussi une petite poche qui peut paraître surprenante dans le sud des Cévennes.
Là encore ce sont des zones minières marquées par la présence d’une couche de population prolétarienne qui étend son champ de sociabilité, ou qui en invente un nouveau autour d’un jeu. En Belgique, on remarque une culture foot très forte comme en Angleterre et donc un phénomène de supporterisme encore plus précoce qu’en France. On a probablement un mimétisme transfrontalier et d’ailleurs, le premier organisme de supporters est calqué sur ce qui se passe à Bruxelles ou à Charleroi. À l’époque, les observateurs et les journalistes du Nord se demandent si on peut être à la fois supporter de Lille, du Nord, des Flandres, de la France, et même éventuellement de la Belgique.
Le début de votre ouvrage montre que le mot « supporter » a mis du temps à trouver sa place dans la presse hexagonale. Pourquoi cette figure a t-elle mis autant de temps à être nommée ? La première est simple, c’est le temps d’infusion nécessaire auprès des journalistes puis des lecteurs. Ce n’est pas vraiment un frein, mais plutôt un phénomène d’acculturation et d’habituation qui est relativement lent pour la langue du sport. La deuxième raison, moins prégnante, est due à la frilosité quant à l’utilisation d’anglicismes. Après, il y a également une raison formelle et arithmétique, c’est que le supportérisme est un petit phénomène avant la Première Guerre mondiale. Pour que le supporter s’impose dans la langue il faut qu’il puisse apparaître de manière significative dans le paysage, sans quoi il n’y a pas vraiment de raison de le nommer.
Le terme « supporter » , vous le dites aussi, s’est ensuite peu à peu imposé dans la presse généraliste et surtout dans le langage commun. Oui, ça commence à devenir un terme générique dans les années 30. Beaucoup de métaphores sportives sont notamment reprises dans le champ politique : « match » , « supporter » , « round électoral » , « champion » ou « championne » . Plusieurs expressions, entre la fin du 19e et les années 30, sont venues cristalliser sur elles un sens singulier qui parfois continue à être d’actualité dans notre vocabulaire du quotidien.
Vous évoquez aussi des envahissements de terrain et des violences vis-à-vis des arbitres, ce qui vaut aux supporters, déjà à l’époque, des critiques de la part de la presse. L’envahissement de terrain est présenté comme quelque chose qui n’est pas convenable, mais il ne donne pas forcément lieu à des bagarres ou en tout cas je n’en ai pas souvenir. Tout ça se joue plutôt dans les tribunes ou en dehors du stade. Un certain nombre d’observateurs et de journalistes considèrent que c’est un milieu d’agités du bocal. Mais beaucoup d’autres font preuve d’une patience et d’une bienveillance auprès des supporters, sous prétexte que l’enthousiasme dont ils font preuve – même quand il est trop débordant – n’est que le signe d’une passion fondamentalement bon enfant. Un des éléments qui vient accréditer cette représentation, c’est que les journalistes trouvent toujours un moyen, dans une affaire où un arbitre a été menacé ou molesté, pour dire que c’est la faute de l’arbitre. Ce n’est pas nouveau, mais c’est assez significatif. On pourrait croire qu’il y a un partage de la critique, mais ce n’est pas le cas,
la majorité explique que l’arbitre est un type qui emmerde le monde à prendre des décisions qui sont souvent mal jugées et par conséquent, que la colère des supporters peut être comprise. Le seul moment où il y a une vraie critique marquée, c’est à la fin des années 20, car il y a une poussée significative des bagarres et de dysfonctionnements dans le football, et surtout dans le rugby. Mais à la Belle Epoque, contrairement à aujourd’hui, le supporterisme n’était pas vu comme une dérive sociale.
En vous lisant, on a l’impression que de nombreuses choses n’ont pas vraiment évolué depuis la Belle Epoque, notamment la difficulté à distinguer les différentes figures du supporter. Aujourd’hui encore on continue à mettre dans la même case toutes les catégories de supporters. On se retrouve en effet face à la difficulté de définir ce qu’est un supporter et ça, je ne suis pas sûr qu’on l’ait résolu dans notre livre. Mais je pense que aujourd’hui, on a quand même la possibilité de distinguer les différents publics d’un stade.On en a une approche extrêmement expansive et hétérogène. Ça va du supporter d’un jour, saisi par le mouvement d’une foule qui se rend au stade ou qui est invité par son frère, à un supporter encarté et militant. À l’époque c’était difficile de faire la distinction. On a beaucoup plus de mal à savoir s’ils se distinguaient vraiment car la notion de supporterisme était à géométrie variable.
Propos recueillis par Maxime Renaudet.