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Philippe Descola : « Chez les Achuar, un match de foot se termine obligatoirement par un score de parité »
Philippe Descola, l’un des plus grands anthropologues contemporains, a vécu aux côtés des Achuar, un peuple animiste reconnu comme l’une des treize nationalités indigènes de l’Équateur. Il raconte cet étonnant rapport au ballon rond dans un livre intitulé Le Sport est-il un jeu ?.
Les Achuar ont une façon pour le moins originale de pratiquer le football, racontez-vous.Ce qui frappe d’abord, c’est qu’il ne semble pas y avoir de tactiques ni de stratégies particulières, tout le monde court après le ballon, y compris le gardien de but ! Et puis le nombre de joueurs est fluctuant, ce qui engendre un rapport déséquilibré entre les deux équipes : il peut très bien y en avoir cinq d’un côté et dix de l’autre… En fait, il y a comme une absence totale de règles. Ce qui compte, c’est surtout de participer à un jeu collectif, ensemble, dans lequel la balle n’est finalement qu’un prétexte pour mener une action en commun, non l’enjeu d’une compétition.
Mais l’objectif reste-t-il bien de marquer des buts, quand même ?Oui, mais pas forcément pour gagner, puisque les Achuar termineront forcément le match par une égalité de résultat, quoi qu’il arrive ! Il ne s’agit surtout pas que l’un des camps triomphe sur l’autre, il ne doit pas y avoir une équipe humiliée par une autre. Il n’y a pas du tout cet esprit de compétition, l’événement a plutôt les aspects d’un jeu, voire d’un rituel collectif. Ils ne sont pas les seuls à considérer les jeux de balle de cette façon : dans La Pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss racontait comment les Gahuku-Gama, en Nouvelle-Guinée, mettaient un point d’honneur à finir les matchs sur un score de « parité » , afin qu’il n’y ait aucune inégalité finalement.
Peut-on encore appeler cela du sport, dans ce cas-là ?Cela s’apparente certainement plus à une forme de jeu, mais les Achuar n’ont pas vraiment de termes pour désigner cela, de toute façon. Le sport, au sens d’une activité ludique qui mobilise des capacités physiques, est un concept importé récemment chez eux. Et ils n’en ont pas forcément besoin pour se dépenser physiquement : les Achuar ont des activités très intenses, comme les abattis, lors desquels ils doivent abattre des arbres d’un mètre de diamètre, à la hache… De même, ils peuvent partir à la chasse de 6h du matin jusqu’au soir, et galoper partout, sans jamais se plaindre. Et pourtant, chose très curieuse, après les matchs de foot, ils venaient tous me voir pour me demander de l’aspirine parce qu’ils avaient mal partout… Comme si le foot restait encore quelque chose de relativement nouveau pour qu’ils en ressentent les effets physiques, et s’autorisent à l’exprimer – là où ça aurait été très mal vu de se plaindre après un abattis.
Les Achuar sont aussi un peuple animiste, c’est-à-dire qu’ils considèrent que les êtres non humains qui les entourent sont également animés par une âme. Cela peut-il aussi expliquer leur rapport différent à la compétition ?Dans l’animisme, les relations avec les plantes ou les animaux sont des rapports de personne à personne. Cela induit des comportements assez particuliers au moment de la prédation, que ce soit à travers la chasse ou la pêche par exemple, qui jouent souvent un rôle important dans les sociétés animistes. La chasse ne consiste pas simplement à tirer sur l’animal, il faut d’abord ruser pour le trouver et l’approcher. Par la séduction de l’âme de l’animal et par les incantations qu’il va adresser à l’esprit maître du gibier, le chasseur tente de se faire accepter de l’animal, mais il doit aussi se mettre à sa place et prévoir ses mouvements, pour, in fine, le tuer. Il doit en outre savoir se contrôler, ne pas chasser en excès, au risque sinon de déplaire à l’esprit maître du gibier et d’en payer les conséquences, par des maladies ou des morsures de serpent. On est dans l’ordre d’un corps à corps, tel qu’on peut le trouver plutôt du côté de la boxe ou de l’escrime, par exemple, avec un adversaire dont il faut prévoir les réactions à tout moment. Les Achuar sont obsédés par le contrôle d’eux-mêmes, et c’est quelque chose d’assez commun aux peuples amazoniens, en général.
Quand et comment le football a-t-il fini par débarquer chez eux, au fin fond de la forêt amazonienne ?Cela arrive au début des années 1970, avec les premières écoles bilingues. Les Achuar sont encore relativement indépendants de l’État-nation équatorien auquel ils appartiennent, mais ils ont tout de même fini par bénéficier d’un certain nombre de politiques sociales. En l’occurrence, des professeurs d’une ethnie voisine parlant un dialecte asses proche, les Shuar, étaient employés pour développer l’enseignement bilingue, et ce sont eux qui ont introduit le football, qui venait lui-même des internats de missionnaires. Les Shuar sont plus près du front de colonisation et donc beaucoup plus insérés dans la société nationale, ils cohabitent avec des colons, ils ont la télévision, l’engouement pour le foot y est donc plus important. Mais cela permet de comprendre l’acculturation particulière des Achuar au football, ce n’est pas le rouleau-compresseur de la culture occidentale. On n’est pas à Paris, à Milwaukee ou même à Rio de Janeiro. L’Équateur est un pays très métissé, avec une grande composante de populations autochtones andines. Le football fait partie de ces choses, avec le volley également, qui se sont déployées et répandues de façon hybridée, de même que la culture équatorienne elle-même est hybride.
Vous effectuez votre tout premier terrain sur place entre 1976 et 1978 : vous avez des souvenirs de la Coupe du monde 1978 en Argentine ?Aucun, car à l’époque, les Achuar n’avaient aucun moyen de suivre les matchs. Pendant longtemps d’ailleurs, les Achuar n’ont eu que la radio et n’avaient jamais vu un match de foot… Ils jouaient donc à un jeu dont ils n’avaient aucune idée de ce à quoi il ressemblait ailleurs !
Et la Coupe du monde qui vient, au Qatar, ils vont la regarder ?Maintenant, les plus jeunes ont fait des études secondaires, ils ont des ordinateurs et des téléphones portables et donc ils sont branchés sur le monde. Mais je ne suis pas sûr pour autant qu’il y ait un véritable enthousiasme d’aficionado…
Même si l’équipe nationale d’Équateur y participe ?En Équateur, l’enthousiasme est bien plus considérable pour les clubs, on va d’abord supporter l’équipe du coin, ou de la ville où on habite, Guayaquil, Quito, Cuenca, etc. Cela tient au fait que l’État-nation est encore relativement faible, encore en formation. C’est encore l’échelle régionale qui prime. C’est pour cela qu’on suit d’abord les équipes locales, parce que les gens s’identifient en premier lieu à ces petites unités.
Mais qu’est-ce que ça signifie que même les Achuar ne soient pas étrangers à la chose footballistique ? Que le ballon rond est aujourd’hui l’objet contemporain le mieux partagé au monde ?C’est probable, il ne fait guère de doute que le football est le sport universel par excellence. La notoriété planétaire de certaines figures de ce sport est tout simplement extraordinaire. J’ai voyagé dans pas mal de pays étrangers au cours de ma carrière, et la première chose qu’on nous renvoie quand on dit qu’on est français, c’est Zidane !
Et comment l’anthropologue que vous êtes explique-t-il cela, une telle universalité ?Je serai prudent car les anthropologues sont des empiristes, ils se prononcent toujours à partir d’enquêtes de terrain… Mais ce que je subodore, c’est que la question des règles a joué un rôle important. Le football est très simple à comprendre, autant qu’il est facile à organiser. Historiquement, cela explique que ce soit l’un des sports qui se sont développés le plus vite, au moment de la colonisation. À l’inverse, je me souviens d’avoir été à un match de football américain avec un ami, le grand anthropologue Marshall Sahlins, qui tentait de m’expliquer les règles et tout ce qui se passait sur le terrain… mais j’avais bien du mal à comprendre, honnêtement ! C’est un sport très curieux, qui marche par à-coup, là où le foot est beaucoup plus fluide et instinctif. Et puis il y a un mécanisme d’identification qui est très fort, dans le football. C’est ce que l’anthropologue Gregory Bateson formule sous le concept de « schismogenèse complémentaire » : ce constat que la mise en scène d’une opposition entre deux personnes ou deux groupes va contribuer à figer ces mêmes personnes dans leur identité, et même à la renforcer par contraste. C’est un phénomène absolument universel, et dans de très nombreux domaines, mais le foot en est un exemple remarquable. Et c’est aussi ce qui contribue ensuite à ces grands moments d’exaltation collective, cette « effervescence des rituels » comme disait Durkheim lorsqu’il s’intéressait à la forme émotionnelle que le sacré peut prendre dans le monde contemporain. Là aussi, les grands matchs de foot en sont la meilleure illustration. Comment oublier la clameur qui avait jailli de Paris, lors de la victoire en 1998 ?
Propos recueillis par Barnabé Binctin
À lire : Le Sport est-il un jeu ? Philippe Descola, éd. Robert Laffont, 2022.