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Peter Handke : le Nobel du gardien de but
Peter Handke est donc désormais prix Nobel de littérature. Pour beaucoup, cette décision s'avère tout à fait normale, sinon logique, au regard de l'importance, à tous les sens du terme, de son empreinte sur le monde des lettres au XXe siècle. Cependant le personnage, controversé, risque d'occulter la dimension purement esthétique, formelle, de ce choix de l'Académie. Car, après tout, en consacrant notamment l'auteur de L'angoisse du gardien de but au moment du penalty, nous assistons aussi, à travers lui, à la reconnaissance du football en tant qu'objet légitime, du moins comme support narratif valable, pour une grande œuvre.
Peter Handke a donc reçu ce jeudi 10 octobre 2019, en compagnie de l’écrivaine polonaise Olga Tokarczuk, le prix Nobel de littérature, cette « fausse canonisation » selon ses propres mots. On plaint la seconde, tant la récompense qu’elle reçoit sera sûrement éclipsée, voire étouffée, par l’odeur de soufre que traîne derrière lui l’auteur autrichien. Misanthrope, asocial, anticonformiste, pro-serbe (version Milošević), il va en tout cas probablement monopoliser les débats ces prochaines semaines sur la justesse éthique de lui accorder une telle onction devant l’histoire (on se souvient du boucan politique et polémique lors de l’attribution du prix Heinrich Heine en 2004, qu’il finit par décliner). Après Bob Dylan, qui concrétisait la place de la musique populaire, l’institution suédoise, sensiblement en crise (aucun prix ne fut décerné l’an dernier), a décidé de frapper fort pour nous rappeler son existence.
Le foot et la dépression
Il serait sûrement possible de retracer l’itinéraire de la passion, ou du moins du penchant d’entomologiste pour le football chez Peter Handke. Les souvenirs de jeunesse, les matchs d’adolescence, etc. Il serait également aisé de repérer par petites touches les occasions où ce sport s’invita dans ses écrits, en particulier de jeunesse. Dans Je suis un habitant de la tour d’ivoire par exemple, où le héros utilise le foot par devoir social. Ou dans Lent retour dans lequel il permet d’occuper les principaux personnages.
Enfin, en 1966, lors des sessions du Groupe 47, et alors qu’il défendait son parti pris anti-réaliste, une de ses interventions portera sur Le monde du ballon de football. Il y expliquait en particulier qu’ « un match peut être un régal pour l’œil sans qu’il y ait forcément de but marqué » . Pas besoin d’avoir vécu l’époque pour imaginer, en pleine évolution étudiante contre la guerre du Vietnam et autres utopies libertaires aux cheveux longs, à quel point un pareil propos, et sujet, durent tomber à plat et presque paraître incongrus.
La caution foot intello ?
Cette idée, ce constat artistique, d’une inévitable métaphore du match de football comme théâtre de la vie et des diverses formes de la dépression humaines face au destin, Peter Handke va réussir à lui donner corps, en publiant L’angoisse du gardien de but au moment du penalty en 1970. Si le foot ne se révèle finalement que prétexte pour y distiller ses thèmes habituels sur les doutes existentiels de l’homme, rarement la femme, face à un monde moderne désespérant d’incertitudes (d’où l’idée rassurante et presque prophétique d’un goal arrêtant un tir au but), cette vadrouille tragique, meurtrière, rédigée à la première personne, projette d’un coup le terrain de jeu au centre de la grande comédie humaine (pardon à Balzac). Pour enfoncer le clou, il sera adapté à peine deux ans plus tard sur grand écran par son ami Wim Wenders (le cinéma allemand représente à ce moment l’équivalent de l’actuel cinéma coréen).
Cette double bénédiction culturelle venait sûrement, sans le vouloir forcément, de fabriquer une de ces incontournables références qui serviront à bâtir le panthéon « Foot sur étagère d’une bibliothèque Billy » , qui viendra se remplir progressivement à partir des années 1990. Bouquin incontournable de l’amateur de culture, qui lit L’Équipe puis les pages Livres du Monde, il sera désormais inévitablement cité dès qu’il s’agira de démontrer que : oui, bien sûr, le foot est bien quelque chose de sérieux duquel on peut parler sérieusement. Si possible entre deux citations de George Best et Bill Shankly.
La suite du travail de Peter Handke l’éloignera de ces basses considérations et évolutions, oscillant entre ses errances intimes à Chaville et sa perdition idéologique du côté de Belgrade, coincé entre ses divorces et ses aveuglements politiques. S’il vient chercher son prix, portera-t-il des gants pour bloquer les critiques ?
Par Nicolas Kssis Martov