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Pep et Lillo, deux saumons sur la Mersey
« Einstein et Picasso » se sont donné rendez-vous sur le banc de City, a dit el Loco Sebastian Abreu. Pas faux. Juanma Lillo aux côtés de Pep Guardiola, c’est aussi le plus beau duo de saumons depuis Socrate et Platon. Première semaine de voyage. Premières impressions.
Après des mois passés à monter puis descendre des avions, à annuler son retour en Chine pour cause de virus, à visiter sa mère dans une maison de retraite où le Covid menaçait toutes les vies fragiles, le football vient d’apporter à Juanma Lillo une délicieuse récompense. Son ami Pep Guardiola, qui traversait lui-même le deuil de sa mère décédée il y a quelques semaines, l’avait appelé pour lui proposer un siège à sa droite. Non pas pour le servir. Non. On ne propose pas un tabouret de subalterne à un maître de cette envergure. Pour le soutenir, plutôt. Et éventuellement prendre quelques coups à sa place quand les vents deviendraient défavorables. Lillo est le seul entraîneur au monde qui peut encore faire la leçon à Guardiola. Pep le sait. Juanma aussi. Lillo n’est pas un adjoint, c’est un sage qui veille. Alors à peine arrivé à Manchester dimanche dernier, il a passé toute la journée de lundi, comme en 2006 au Mexique, à parler football avec son vieil ami jusqu’à une heure du matin. C’est la loi du genre entre ces deux hommes, le football est un prétexte à la conversation : « Je suis venu ici uniquement pour Pep. Il sait qu’avec moi, il a un ami fidèle qui saura prendre ses responsabilités quand il le faudra. Les gens pensent que je gagne plus d’argent à Manchester. C’est faux. Ici, je gagne beaucoup moins qu’en Chine, j’ai même dû racheter une partie de mon contrat. Mais mon lien est avec Pep. »
« Piantoni, c’était Iniesta »
Pour expliquer ce qui le rapproche de son illustre ami (qui depuis la semaine dernière vient le chercher tous les jours en bas de son hôtel), il faut comprendre de quelle matière est faite l’âme de son camarade. Amateur d’éternité, Lillo est un érudit d’un genre inédit. Le sage collectionne depuis l’adolescence absolument toutes les revues de football du monde au point de se faire livrer à intervalles réguliers des caisses d’archives venues de l’autre côté de l’horizon. Chez nous, France Football, Onze Mondial, Miroir du football et So Foot sont concernés par les étagères de sa maison du centre de la péninsule. C’est la raison sans doute pour laquelle il est (notamment) si fin connaisseur de l’histoire du Stade de Reims et de Roger Piantoni en particulier : « Je me souviens du jour où j’ai vu jouer Piantoni : j’ai eu envie de mourir tellement c’était beau. Il avait des yeux partout. C’était fascinant de voir sa capacité à choisir le moment où il devait jouer pour lui et le moment où jouer avec les autres. Si les conditions d’une bonne passe n’étaient pas réunies, il patientait et faisait son possible pour les améliorer. Et tout cela se faisait de façon naturelle.(…)Piantoni, c’était Iniesta. » Au visiteur occasionnel, il rappelle ainsi les hauts faits et la vitalité oubliée d’un jeu qui n’a plus de mémoire. La gorge sèche à force de ressusciter les génies, il lui servira une bière pour reprendre des forces. Il réalisera alors que le progrès du jeu est une illusion confortable, mais largement trompeuse. Inventer ce n’est pas convoquer une illusoire nouveauté. Pour Pep et Lillo, inventer c’est se plonger dans l’histoire, dialoguer avec elle pour avancer. Inventer, c’est-à-dire enquêter comme le disait déjà Hérodote, « afin que le temps n’abolisse pas le souvenir des actions des hommes ».
Retour aux sources
Mais parfois, soyons sincères, on ne voit pas où il veut en venir. Les anecdotes se mélangent aux principes et les principes choquent avec d’autres souvenirs au point de placer la conversation au bord de l’abîme. Dans ce genre de cas, et plutôt que de poursuivre sa démonstration, Juanma utilise alors un stratagème bien connu. Quand la rationalité échappe et que l’énigme est trop grande pour les hommes, Juanma fait comme Platon et se met à parler en paraboles. Pour illustrer sa quête personnelle et cette obsession de débarrasser le football des préjugés et des pensées automatiques, le mentor officiel de Pep Guardiola depuis 20 ans se met à parler en images et dire à peu près ceci : « Lui et moi sommes comme des saumons, nous passons notre vie à remonter la rivière à contre-courant. Notre destination, c’est la source. Mais nous ne sommes pas seuls dans cette quête. Regarde bien, tu verras que même dans les plus grandes rivières, les saumons ne se déplacent jamais seuls. Nous nageons en bande. » Aux côtés de Txiki Begiristain, ancien lieutenant de Cruyff, directeur sportif de City et ami de 30 ans du philosophe depuis sa jeunesse basque, les saumons se retrouvent tous aujourd’hui sur le même côté de la Mersey, disposés à mener à son terme leur quête commune des origines.
Au monde des clowns
Pourtant, Juanma a eu beau recevoir « plus de 700 messages » depuis qu’il a lié son destin sportif à celui de ses frères et de se voir octroyer tout à coup une légitimité nouvelle, l’homme n’est pas dupe. Il reste mélancolique, profondément marqué par les jours passés dans les deux pays les plus touchés par la mort ces derniers mois : la Chine et l’Espagne. Depuis janvier, il vit dans l’angoisse permanente pour lui, ses proches, ses joueurs. « En Angleterre, tous les salariés du club, les joueurs, tout le monde doit faire deux tests par semaine, le mardi et le vendredi. Si jamais tu es positif, tu pars en quarantaine et on remet tout à plat. » Au fond de lui, Lillo est assez admiratif de la décision française de ne pas reprendre le championnat : « Vous, les Français, vous avez fait les choses correctement. Il faut remettre le football à sa place, ne pas vouloir à tout prix reprendre. Le football est un divertissement, comme le théâtre ou n’importe quel autre cirque. J’appartiens au monde du divertissement. Beaucoup aiment bien se prendre pour des autres, faire les beaux, s’imaginer que le football est autre chose que ce qu’il est. Qu’il est prioritaire sur d’autres activités. Mais ne nous voilons pas la face, notre monde est celui du cirque et des clowns. Bien payés. Mais des clowns quand même. » Le contrat de Guardiola le lie à City jusqu’à juin 2021. Lillo l’accompagnera donc jusqu’à cette date au moins. Après ? « Je ne sais pas ce que va faire Pep. Tout va très vite dans ce monde. Mais une seule chose est sûre : je suis ici pour lui et je le suivrai. »
Par Thibaud Leplat