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Pelé au Cosmos : le transfert du siècle
Coup de projecteur sur ce qui restera peut-être comme le transfert du siècle : l'arrivée de Pelé au New York Cosmos en 1975.
Les parents le répètent souvent à leurs enfants : dans la vie, rien n’est impossible. Et ce n’est pas Steve Ross qui leur dira le contraire. Le bonhomme, né en 1927, a eu mille vies, plus improbables les unes que les autres. Jeune diplômé, il s’est d’abord engagé dans l’US Navy, après que son père a perdu tout leur argent pendant la Grande Dépression. Après quoi, il a décidé d’aller bosser avec son oncle dans un magasin de vêtements à Manhattan, puis avec son beau-père dans des pompes funèbres. Il a ensuite fondé une entreprise de locations de limousines qui, grâce aux bénéfices engendrés, a pu grossir et permettre à Steve Ross de devenir millionaire. Et c’est ainsi qu’en 1969, sa société a pu racheter la Warner Bros Inc. pour quelque 400 millions de dollars, Ross en devenant par la même occasion le président. L’American Dream dans toute sa splendeur. Le rapport avec le football ? On y arrive. Deux ans auparavant, en 1967, Warner Bros avait racheté Atlantic Records, une société d’éditions de disques fondée par deux frères, Ahmet et Nesuhi Ertegün. Quand Ross débarque à la tête de Warner, il fait donc la connaissance des talentueux frangins d’origine turque. Qui vont l’embarquer, là encore, dans une nouvelle vie.
Des fêtes grandioses à Mexico
Au tout début de l’année 1970, Nesuhi Ertegün reçoit une offre d’emploi qui va l’obliger à quitter son poste chez Warner. Inenvisageable pour Steve Ross, qui sait à quel point Nesuhi est indispensable. Le patron n’y va pas par quatre chemins : il est prêt à offrir n’importe quoi pour le garder à ses côtés. L’offre ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Nesuhi Ertegün revient quelques jours plus tard vers Steve Ross avec un souhait. Il restera chez Warner si Steve Ross l’aide à fonder un club de foot. Mais pas un club de football américain, une véritable franchise de « soccer » , comme on l’appelle là-bas. Grand fan de sport devant l’éternel, mais totalement étranger au foot, Ross accepte, sans trop savoir dans quoi il se lance. Et le timing est parfait : quelques mois plus tard doit avoir lieu la Coupe du monde 1970, chez le voisin mexicain.
Évidemment, les frères Ertegün vont sauter sur l’occasion pour placer leurs billes. Pendant la compétition, ils se rendent à Mexico, et y organisent des fêtes grandioses où ils invitent le plus de célébrités possibles. Lors de l’une d’elles, un certain Pelé se pointe et fait ainsi leur connaissance. Le Roi, déjà vainqueur de deux Coupes du monde, est alors considéré comme le meilleur joueur du monde, de l’histoire même. Quelques jours après la fête, il roule sur l’Italie et empoche son troisième sacre mondial, une performance jamais égalée depuis. Les frangins Ertegün rentrent alors à New York motivés comme jamais dans leur projet de fonder une équipe de foot. Steve Ross met donc sa promesse à exécution. Avec son associé de toujours, Jay Emmet, il convainc huit autres actionnaires de mettre chacun 35 000$ pour aider à la création de cette nouvelle franchise. Le 4 février 1971, le nom officiel de l’équipe est dévoilé : New York Cosmos.
« Aussi populaire que le pape »
Mais les débuts de la franchise new-yorkaise dans la North American Soccer League (NASL) sont peu glorieux. Dans une ville où cohabitent déjà les Knicks, les Jets, les Mets, les Giants et les Yankees, difficile de susciter l’intérêt du public avec un sport impopulaire. Le stade est complètement vide quand l’équipe joue (moyenne de 3500 supporters sur la première saison, dans un Yankee Stadium qui peut en accueillir 67 000) et les médias ne couvrent même pas les matchs. Pourtant, au terme de sa deuxième saison en NASL, le Cosmos remporte le championnat dans l’indifférence la plus totale. Même les investisseurs initiaux, craignant de voir la Ligue disparaître, se barrent : ils décident de revendre leurs parts à Steve Ross, qui profite de l’opération pour incorporer le New York Cosmos à Warner Communications. Étrangement, lui continue d’y croire dur comme fer, et s’est même laissé séduire par ce sport dont il ne connaissait strictement rien deux ans auparavant.
Ce qu’il ne sait pas encore, c’est que dans l’ombre, depuis deux ans, les frères Ertegün et le manager de l’équipe, l’ancien journaliste anglais Clive Toye, travaillent à l’élaboration d’un plan. Un plan qui porte un nom : Edson Arantes do Nascimento, dit Pelé. Une première approche avait été tentée par Toye dès le printemps 1971, un mois après la fondation du club. Sans succès. La deuxième tentative de séduction avait été plus subtile : le 17 avril 1971, lorsque les joueurs du New York Cosmos disputent leur tout premier match de NASL, ils arborent un très joli maillot jaune assorti d’un short bleu. Tiens, jaune et bleu… Exactement comme la tenue du Brésil. Une coïncidence ? Pas du tout, un véritable appel du pied à la star brésilienne, qui continue pourtant de rester insensible. Alors, en 1973, Ross est mis dans la confidence. « À un moment, Steve Ross s’est demandé qui était le meilleur joueur au monde. Nesuhi a répondu :« Pelé » » , racontait Ahmet Ertegün dans le documentaire Once in a Lifetime – l’histoire extraordinaire du New York Cosmos. Clive Toye lui assure même que O Rey est au moins « aussi populaire que le pape ». Il n’en fallait pas plus pour convaincre l’ancien gérant de pompes funèbres. Il fera venir Pelé à New York, quoi que cela lui en coûte.
Négociations sur la plage
Nouvel appel du pied dès 1973. Le Cosmos change de couleur, adoptant cette fois-ci un maillot vert avec une bande verticale jaune, histoire de ressembler au drapeau brésilien. Visiblement, ces clins d’œil vestimentaires ne sont pas encore suffisants pour convaincre le meilleur joueur de la planète de quitter Santos, son club de toujours. La même année, le 8 mai, Pelé est pourtant reçu par le président Nixon (alors en plein scandale du Watergate) à la Maison-Blanche, lors d’une visite de courtoisie. Il y signera un ballon, mais toujours pas de contrat.
Steve Ross commence à ne plus y croire, sauf qu’au terme de l’année suivante, coup de tonnerre : Pelé annonce qu’il prend sa retraite, après 19 saisons à Santos. C’est l’occasion d’une vie pour Steve Ross, Clive Toye et toute la clique. L’occasion ne se présentera pas deux fois. Le patron de Warner tente le tout pour le tout. Début 1975, il envoie tout son état-major (Jay Emmet, Clive Toye, Nesuhi Ertegün…) au Brésil pour y rencontrer Pelé et le convaincre de sortir de cette retraite. La rencontre a lieu sur une plage brésilienne et se terminera par un petit foot entre amis sur le sable. Mais avant cela, Pelé et les hommes du Cosmos parlent affaire. À l’époque, le Real Madrid et la Juventus tentaient aussi de convaincre Pelé. Sachant bien qu’ils n’ont pas le prestige de ces deux clubs européens, les dirigeants de la franchise new-yorkaise tentent une autre approche : flatter Pelé et lui expliquer que c’est lui qui va faire du soccer un sport majeur aux États-Unis. « Si tu pars dans un club européen, tu gagneras un championnat. Si tu viens avec nous, tu gagneras un pays », lui balance Clive Toye. Et visiblement, le Roi aime les flatteries. Car à la fin de la journée, la délégation du Cosmos repart à New York avec une promesse inestimable dans les valises : un « oui » de Pelé.
Un transfert politique
Si l’accord de principe est trouvé, il faut désormais s’accorder sur les termes économiques. Ce qui est évidemment plus compliqué. Steve Ross propose un salaire de 2 millions de dollars pour un contrat de trois ans, alors que Pelé demande 5 millions pour deux ans. Les négociations sont menées au Brésil par l’avocat de Warner, Norman Samnick, et aboutissent finalement à un compromis. Pelé touchera en tout quatre millions de dollars : un million pour trois années de contrat, un million pour dix ans de droits marketing, un million pour un contrat de relations publiques de 14 ans, et un million pour… un contrat de musique. Oui oui.
Si le transfert fait évidemment la joie du board new-yorkais, on ne peut pas en dire autant du gouvernement brésilien. À 34 ans, Pelé s’apprête en effet à quitter son pays natal pour la première fois et ça, les Brésiliens ont du mal à l’accepter. Le président de la République brésilienne de l’époque, Ernesto Geisel, demande officiellement que Pelé reste un an de plus au Brésil pour « le bien de son peuple ». Bien embêté par la situation, Steve Ross fait jouer ses relations pour tenter d’apaiser la situation. Il parvient à entrer en contact avec le secrétaire d’État américain Henry Kissinger, et le convainc d’intervenir. Ce dernier téléphone à Geisel, et lui explique que la venue de Pelé à New York sera « un énorme pas en avant dans les relations entre les États-Unis et le Brésil. »
22 pays et 300 journalistes
Et le jour tant attendu arrive enfin. Le 10 juin 1975, Pelé signe officiellement au New York Cosmos. L’impact est évidemment énorme, tout de suite. Les médias du monde entier se ruent à sa conférence de présentation, où il arbore donc fièrement le maillot vert et jaune du Cosmos, aux couleurs du drapeau brésilien. Un maillot qu’il ne portera toutefois jamais en match officiel puisque, quelques jours plus tard, pour que le Roi se sente encore plus à son aise, les dirigeants du club new-yorkais décident de changer à nouveau les couleurs du maillot. La nouvelle tunique sera blanche à liserés verts, une copie conforme de celle de Santos…
L’arrivée du meilleur joueur du monde fait entrer le Cosmos dans une nouvelle galaxie, et apporte enfin une crédibilité sans précédent au soccer en Amérique. Le match amical contre le Dallas Tornado, le premier de Pelé sous ses nouvelles couleurs, est diffusé dans 22 pays et couvert par plus de 300 journalistes. « Son vrai nom est Edson Arantes do Nascimento, les fans de soccer le connaissent sous le nom de Pelé. Numéro 10. Le plus célèbre joueur de l’histoire de ce sport, lâche le commentateur de la chaîne CBS, qui diffuse exceptionnellement ce jour-là un match de soccer. Il a mené le Brésil à la victoire lors de trois Coupes du monde et marqué plus de buts que quiconque en professionnel. Aujourd’hui, il rejoint le New York Cosmos et la North American Soccer League ! » Drôle d’anecdote : la pelouse du stade est complètement pourrie, et pour faire bonne figure à la télé, son mauvais état est camouflé par… de la peinture verte. À tel point qu’à la mi-temps, Pelé est persuadé d’avoir attrapé des champignons sur les pieds et les jambes, alors qu’il ne s’agissait que de résidus de peinture.
Tous veulent voir Pelé
Avec l’arrivée de Pelé, le souvenir des stades qui sonnent creux est désormais loin derrière. À New York, la moyenne est quasiment multipliée par dix, et atteint 34 000 spectateurs en 1977, année où le New York Cosmos décrochera son deuxième titre de champion, loin, très loin de l’indifférence du premier sacre de 1972. Même dans les autres stades, tous se précipitent pour venir observer Pelé. À Philadelphie, 20 000 supporters viennent un jour juste le voir s’asseoir sur le banc des remplaçants, en tenue de ville, car le Brésilien est ce jour-là légèrement blessé. Pas grave, ils ont vu Pelé. Ce transfert, considéré par certains comme « le transfert du siècle », ouvrira la porte à l’arrivée de nombreuses autres stars en NASL, comme Giorgio Chinaglia, Franz Beckenbauer, George Best, Johan Cruyff, Eusébio, Carlos Alberto, Bobby Moore ou encore Gerd Müller. Alors, oui, les parents pourront continuer de le répéter à leurs enfants : dans la vie, rien n’est impossible. Et s’ils n’y croient pas, il faudra leur conter l’histoire de cet ancien de l’US Navy, fils d’immigré, qui vendait des cercueils et louait des limousines, et qui s’est retrouvé à créer un club de foot et à recruter le meilleur joueur de la planète.
Par Éric Maggiori