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Pascal Théault : « Le formateur n’est pas un coach ! »
Tour à tour joueur, entraîneur et dirigeant du Stade Malherbe de Caen, Pascal Théault a incarné le Malherbisme pendant quarante ans. Limogé en l’an 2000, le « Guy Roux normand » refait désormais sa vie en Côte d'Ivoire, où il est devenu directeur du centre de formation de l’ASEC, une autre institution pour éducateurs. Entretien fleuve avec un véritable passionné du jeu, où l’on parle Talleyrand, dépression, frappes parachutes, patte gauches et pieds carrés.
Bonjour Pascal, vous êtes de retour à l’ASEC Mimosas, plus de dix ans après l’avoir quitté. Qu’est-ce qui vous a poussé à revenir en Côte d’Ivoire ? Le président me l’a demandé. Et j’ai dit oui, à 150%. Parce que je n’ai jamais mieux travaillé que lors de mon premier séjour ici. Cette expérience de six ans, entre 2002 et 2008, a été la plus belle de ma vie. Par la suite, j’ai travaillé à l’académie royale de Rabat. C’était un endroit où il y avait 100 fois plus d’infrastructures, de monde et de budget. L’endroit rêvé sur le plan matériel, mais pas forcément le lieu adéquat pour se sentir accompli dans ma tâche de formateur.
Qu’entendez-vous par là ? En Afrique noire, on est obligé de se dépouiller, de mettre les mains dans le cambouis et c’est ainsi qu’on s’accomplit le plus. À Rabat, j’ai passé sept années merveilleuses, mais je n’étais formateur de joueurs qu’à 40%. Le reste du temps, j’étais coach. Mais le formateur n’est pas un coach ! C’est une différence fondamentale. Les éducateurs de l’INF Clairefontaine, qui sont pour moi des modèles, formaient eux des joueurs à 100%. Aujourd’hui, il y a de moins en moins de formateurs, et de plus en plus d’entraîneurs de jeunes obnubilés par les classements.
En quoi est-ce problématique ?Parfois, j’entends des choses qui me hérissent le poil : « T’as pas un deuxième arrière gauche ? Il faut que je double les postes en U15. » Mais on n’en a rien à foutre de faire ça chez les jeunes ! Un groupe de 14 joueurs, ça suffit largement.
Sinon tu te retrouves avec des gamins qui se tapent cinq heures de bus pour ne pas jouer, et tu ne fais entrer les petits gabarits que pour les cinq dernières minutes. Derrière, cela crée des problèmes psychologiques… Bref, notre métier, c’est de former des joueurs. Gagner le championnat, on s’en fout, même si le côté compétition reste intéressant par certains aspects.
Qu’essayez-vous d’apprendre aux enfants ? En Côte d’Ivoire, j’ai la chance de ne pas jouer de championnat, seulement des tournois occasionnels. Du coup, je fais 60 matchs dans l’année contre 30 quand j’étais au Maroc. À tout moment, je peux dire : « Cet adversaire, on va le jouer cinq fois d’affilée sur son terrain pourri, parce qu’il nous pose tel problème. » Par exemple, en ce moment, on est en cycle duel : je vais choisir une équipe adulte qui va nous rentrer dedans (il tape dans ses poings, N.D.L.R), mais je vais jouer 2×30 minutes et pas 2×45. Personne ne m’oblige à rien. Pour le cycle passes et une-deux, je vais plutôt choisir des jeunes du même âge pour bien bosser les combinaisons. Je peux travailler les dispositifs quand, où et comme je veux. Cette année, j’en ai testé neuf en dix mois, chacun pendant six semaines. Si j’étais premier d’un championnat avec mon équipe qui joue en 4-4-2, je ne vais pas changer, vu qu’il y a un risque de se planter. Du coup, le gamin, il va jouer dans le même dispositif pendant un an, ça va durer cinq ans, et puis on va s’apercevoir qu’à 18 ans, il passe en pro et il dit à l’entraîneur : « C’est la première fois que je joue en losange, ou avec trois attaquants… » Ce n’est pas possible. À cet âge, l’important, c’est de leur montrer les avantages et les inconvénients de chaque dispositif. Si tu joues avec une ou trois pointes, en losange ou à plat, ça n’a plus rien à voir en matière de pressings, de blocs bas, de passes sur les côtés ! Il faut que le gamin ait une palette complète. Le passage d’un enfant en pro, c’est comme le bac : on l’amène au concours et il faut qu’il ait dans toutes les matières un certain niveau. Pas seulement un 19/20 en maths. Même si c’est pas un génie dans tel ou tel domaine, il ne faut pas qu’il tombe des nues quand on change de système.
Des génies, vous en recevez de moins en moins dans votre centre de Sol Béni à cause des centaines d’écoles de foot sauvages qu’on trouve désormais à Abidjan. À l’époque de Jean-Marc Guillou, Dindane, Touré, Kalou, Gervinho, ils arrivent de tout le pays, parce que l’ASEC est la seule structure viable.
Mais aujourd’hui, à Abidjan, il y a plus de 400 écoles de foot qui ont vu le jour. Les présidents de club ne les amènent plus, ils préfèrent organiser eux-mêmes le transfert. Samedi dernier, on a joué un match de « 16 ans contre 16 ans » et il y a trois joueurs qui m’ont plu en face. Je leur dis de venir le lundi en stage pour les voir jouer. Ils ne sont jamais venus. Lors de mon premier passage, j’avais un bénévole qui s’appelle Hamza, basé à Abobo. Il m’envoyait 30 à 35 joueurs à l’année. Quand je suis parti, il a commencé à les garder et à les vendre, et aujourd’hui, c’est le plus riche du quartier. Les clubs en Hongrie, au Pakistan ou aux Émirats, ils payent tout en cash, alors la petite prime que donne l’ASEC, désormais, ils s’en tapent… Vendre un joueur moyen tous les cinq ans, ça suffit pour être richissime à l’échelle locale. Le nombre de talents que la Côte d’Ivoire perd ainsi est abyssal.
C’est dommage, car une formation de qualité suppose la réunification des talents dans de petites structures spécialisées.Vous avez tout dit. À l’adolescence, il faut amener les meilleurs jeunes dans des structures comme la nôtre, où ils vont bénéficier d’un véritable enseignement, à la fois footballistique et humain. Ici, les enfants, on les amène loin à l’école, on a même le BTS pour ceux qui ont le bac. Une phrase m’a toujours suivi : « Plus l’homme grandit, plus la chance du footballeur est grande. » Depuis que je suis éducateur, je l’ai dans la tête, je la ressors tout le temps. Hier, ils ont appris à nager. Un black qui apprend à nager c’est super, ça veut dire que quand il sera père de famille, il sera capable d’amener ses enfants à Bassam (une station balnéaire proche d’Abidjan, N.D.L.R) parce que sinon, les Africains, ils ne mettent pas un pied dans l’eau ! Bassam, c’est la terreur pour les Ivoiriens. C’est synonyme de mort. Leur apprendre à vaincre cette peur, ça fait partie de l’apprentissage qu’on propose.
La plupart du temps, les jeunes sortent des quartiers…
L’école de la rue, c’est formidable. Les enfants, il faut les regarder jouer pieds nus sur les terrains pourris, ils domptent le ballon. J’appelle ça dompter. C’est même pas un toucher de balle, c’est une capture. C’est inimaginable en France, avec nos chaussures, nos lignes, nos gymnases et nos synthétiques. Ils ont un talent fou. À 8 ans, si vous faites jouer des Ivoiriens contre des Français, il va y avoir 20 buts de différence. Mais si vous prenez les mêmes à 18 ans, c’est l’inverse.
Pourquoi ?Parce qu’à partir de 11 ans, ce n’est plus l’école de la rue qu’il faut, mais une école de foot, avec de réels formateurs. Par exemple, le premier geste technique que je leur apprends ici, c’est la frappe parachute. C’est la transversale du latéral au latéral, ou le dégagement du gardien. Cette frappe est impossible à faire quand on est pieds nus sur la terre, car votre pied doit être sous le ballon. Sans chaussures, votre ongle, il part direct. Donc à partir de 11 ou 12 ans, si le gamin ne voit pas ça, c’est un geste qu’il ne maîtrisera jamais et il va en souffrir. Avant de venir ici, en France, j’ai joué avec des blacks et j’ai entraîné des blacks. Quand on s’entraînait à frapper de loin, les mecs envoyaient des boulets de canon qui arrosaient le poteau de corner ! J’ai compris le pourquoi du comment en arrivant ici, quand les gamins sont venus pieds nus à la détection. Mais à un moment donné, il faut des chaussures. Si on n’en a pas à 11 ans, c’est trop tard. À 17 ans, la coordination, l’impulsion, la gestuelle, tout est déjà là. Comme pour apprendre à lire, à écrire ou à nager, il y a un âge d’or des acquisitions techniques dans le football.
Comment peut-on qualifier votre philosophie de jeu ? Je suis pour le football qui gagne. On peut être champion avec le style de l’Allemagne, du Brésil, de l’Espagne, la France. Il n’y a pas un style, pas de recette miracle.
En Afrique, c’est le drame. On me demande si je suis pour les grands ou les petits ? Le jeu court ou jeu long ? Le physique, la technique ? Mais mince, je suis pour les deux ! Je veux prendre des gamins qui ont du physique et du tempérament, et d’autres qui ont la technique ou l’intelligence pour passer pro. Je prends le bon joueur, c’est tout. On se crée des fausses obligations, on intellectualise trop. Les DTN sont des gens qui attendent de voir qui gagne pour savoir comment il faut faire. Un coup il faut faire 400 passes, un coup il faut privilégier la verticalité.
Vous n’avez aucune préférence ?Si, je préfère les joueurs techniques et intelligents. Mais c’est complètement con de ne pas prendre un gamin qui a autre chose. Jean-Alain Boumsong, par exemple. Le gars arrive à Caen à 15 ans pour un test. On a fait un tennis-ballon, il avait des pieds moyens, mais un monstre athlétique pareil, je n’avais jamais vu ça ! Donc bien sûr que je le voulais ! On ne peut pas être que pour la technique ou que pour le physique. On prend un joueur et on travaille. On forme.
Quelle métaphore utiliseriez-vous pour décrire votre métier ? Celle du jardinier ? Pour nous, le plus important, c’est la graine. À chaque bel arbre correspond une graine magnifique. Si la graine est moyenne, vous avez beau l’arroser de travail et de théories, ça fera un pro, mais pas un super joueur. Alors que Mbappé, il aurait pu passer par Monaco ou Caen, peu importe, il a suffisamment de choses en lui, de talent, de personnalité, de charisme, pour être un super joueur. Il faut juste l’accompagner. Nous sommes des guides. Notre but, c’est de former et de transmettre. Le plus important, ce sont les joueurs, tous les formateurs vous le diront.
Sous votre égide, le Stade Malherbe de Caen a vu éclore plusieurs internationaux français, dont Jérôme Rothen, William Gallas, Bernard Mendy, Mathieu Bodmer, Frédéric Née ou Anthony Deroin… Vous devez bien y être pour quelque chose.Jérôme Rothen, sa patte gauche, il est né avec.
Il n’allait pas vite, il boitait, il n’était pas puissant, pas bon de la tête, pas bon dans les duels, et il avait une tête de con par-dessus le marché. Mais sa patte gauche, mon dieu, c’était une main ! S’il y est arrivé, ce n’est pas grâce à moi, c’est grâce à sa force interne. William Gallas, pareil. Il a été refusé de partout après Clairefontaine, personne n’en voulait. Quand je le prends à Caen, il arrive dans le coffre d’une voiture avec quatre autres gamins recalés, il a 15 ans et il joue avant-centre. Il ne marquait pas de buts, il avait les pieds carrés. Et puis notre stoppeur se blesse au troisième match. Le coach des U17 le met derrière pour remplacer, parce qu’il était grand et costaud. Huit mois après, il est en CFA. Un an après, il est en pro. Et derrière, il va à Marseille et il fait la carrière qu’on lui connaît. Cette bande-là, avec le recul, je me dis qu’il y a quand même le destin. Le bon moment et le bon endroit, avec la bonne personne.
Que voulez-vous dire ?Le destin de ces gamins bascule quand on me propulse coach de l’équipe pro. On me pousse alors que je ne veux pas, je suis très heureux au centre de formation. Lors d’une engueulade, Daniel Jeandupeux me balance : « Ok j’ai bien compris, tu veux pas, mais l’an prochain tu seras chômeur » –- « De quoi tu me parles ? » –- « On va descendre en National. Donc ton centre de formation tu l’oublies, il va disparaître. » L’argument est béton, du coup, je me dévoue. Quand j’arrive, je retrouve des gamins que j’ai en formation depuis cinq ans. Frédéric Née, c’est un de mes fils, comme Anthony Deroin. C’est moi qui les ai recrutés dans des villages quand ils avaient 10 ans. Comme ça n’a pas marché le premier mois avec les titulaires, la mayonnaise ne prenait pas, on est passé derniers. Ma dernière carte a été de faire appel à 7 ou 8 jeunes du centre, qui comprenaient mon discours et qui étaient habitués à mon système en zone. Ils ont pris la place des pros de novembre à janvier. Au bout d’un moment, ces derniers ont mis les bouchées doubles pour revenir. On fait deuxièmes des matchs retour, septièmes au classement final. Donc voilà, cette génération a réussi parce que Malherbe était dernier et que coach Pascal est venu. Sans ça, ça aurait été plus difficile. Au début des années 1990, on avait Stéphane Paille et Xavier Gravelaine en attaque. Sur le banc, il y avait Olivier Pickeu et Didier Timothée, deux jeunes qui étaient sans doute plus forts que Frédéric Née, mais eux n’ont jamais eu leur chance. On n’en a jamais entendu parler, parce qu’ils n’ont pas eu la porte qui s’est ouverte au bon endroit et au bon moment, avec la bonne personne.
Vous avez passé près de quarante ans au Stade Malherbe de Caen, en tant que joueur, mais aussi dirigeant du centre de formation et entraîneur de toutes les catégories du club…J’ai eu deux chances dans ma vie. La première, c’est celle d’être né à Malherbe. Je ne dis pas Caen, puisque je suis né à 200 mètres du stade. Mes parents étaient supporters. Avant ma naissance, ils allaient en tandem faire les déplacements jusqu’à Lisieux, à 50 kilomètres, quand ça jouait le dimanche à 15h. J’ai fait 37 ans dans ce club, j’ai joué dans toutes les catégories jusqu’en équipe première. J’ai aussi eu la chance d’entraîner toutes les catégories du club, ce qui est rarissime. On ne va pas se glorifier ou se vanter, mais je suis le seul en Europe, et peut-être dans le monde. Je n’étais pas le meilleur joueur, pas le meilleur entraîneur, loin de là, mais j’incarne le Malherbisme.
Racontez-nous cette histoire d’amour.Tout a commencé quand à 16 ans, j’entraînais en cachette les gardiens de but qui prenaient le boulot à 8h30.
J’arrivais en plein hiver à six heures du matin, je ramassais les ballons pour aider le coach Jacques Houilleron. Du coup, j’ai séché l’école pas mal de fois et j’ai été viré en première parce que j’étais un cancre. À 19 ans, j’étais responsable de tout le secteur jeune de Caen, des débutants jusqu’aux cadets nationaux, soit 550 joueurs. Et je faisais ma carrière en parallèle parce qu’à l’époque, dans le foot, il n’y avait pas d’argent. Un peu pour la Division 1, mais rien ou presque en D2 et en CFA, où Malherbe faisait l’ascenseur dans ces années-là. En 1984, quand j’ai été élu meilleur joueur de Ligue 2, je gagnais 4000 francs par mois… C’est bien, mais ça ne suffit pas pour être à l’aise. Donc je cumulais avec un tiers-temps à moitié bidon à la mairie. C’était fantastique, j’étais le capitaine du club phare de la région, et le leader des jeunes pendant douze ans. J’étais un peu la star, le Guy Roux quoi.
Vous n’aimez pas le monde pro ? Je ne regrette pas d’y être allé, mais ce n’est pas là que je me suis le plus épanoui. Quand on est formateur, on a seulement des impressions : « Ah j’ai des bons jeunes, lui il pourrait jouer. » Oui il devrait, ok, mais quand on est numéro 1, c’est pas facile de faire jouer un jeune si t’es pas bien au classement. Passer dans le monde pro, ça m’a permis de toucher du doigt le réel. On est plus dans la théorie, dans la bulle du formateur qui imagine et qui pense. Après, en amateurs, on était une poignée de bénévoles, il fallait tout faire sept jours sur sept sans compter les heures sup’. Quand on passe pro, on structure, on fait des bureaux qu’on remplit de gens, mais on perd son identité et sa raison d’être. Alors bien sûr, je gagnais un peu plus d’argent, j’ai eu de la gloire sur Caen. Mais je n’ai pas aimé, je dormais mal. Les salles de presse, les sponsors, ça me gonflait.
Pourquoi ? Il faut des sponsors, des journalistes, mais vous faites du théâtre. Prenons un exemple : la causerie d’avant-match. Moi, je n’en fais jamais. Mes joueurs, je leur donne le dispositif, la composition et je leur dis : « Jouez le mieux possible et donnez le meilleur de vous-mêmes. » Et c’est tout. Ça fait vingt-cinq ans que je dis ça. Je le dis aux éducateurs : arrêtez vos causeries. Ne renforcez pas le joueur par du mental, ça veut dire qu’il est faible. C’est à lui de trouver. S’il se plante, vous allez rectifier plus tard à la vidéo. En pro, mes causeries d’avant-match, je faisais clairement du théâtre. Je ne critique pas, il y en a qui sont faits pour ça et qui aiment ça.
Des gars comme Pascal Dupraz ? J’appelle ça du théâtre, mais ce n’est pas péjoratif. On est obligés de jouer un rôle, de s’habiller, de rentrer dans la pièce d’une certaine façon… C’est sensationnel. Je l’ai fait comme tout le monde, mais à un moment donné, je me suis demandé pourquoi je me mettais dans des états pareils, pourquoi j’inventais des trucs… Mon football, ce n’est pas de jouer la comédie ou de faire de la motivation.
Lire la deuxième partie de l’interview de Pascal Théault
Propos recueillis par Christophe Gleizes et Julien Duez, à Abidjan