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Pablo Correa « Si tu veux du spectacle, va au cirque! »
Les saisons se suivent et se ressemblent. Après trois journées, l’A.S. Nancy-Lorraine pointe le bout de ses crampons en tête du championnat avec un jeu modeste et sans spectacle. Et sans recrue non plus. Parce que Pablo Correa, son entraîneur récemment promu manager sportif, préfère « ne prendre personne plutôt qu’un gars qui ne soit pas dans l’esprit ». Entretien avec un humaniste perverti par la L1.
Au premier abord, c’est une évidence: l’homme est sympathique, prolixe, jovial, ouvert et optimiste. Mais le bougre est plus complexe. L’Uruguayen est un idéaliste que la L1 a rendu prosaïque. Le championnat est-il malade au point de contaminer un ex-goleador d’Amsud ? Depuis que la grisaille lorraine a voilé le soleil de Montevideo et le chardon remplacé le mimosa sur son costard, Pablo Correa, qui a connu les victoires fêtées à coups de pistolet en l’air à l’époque où il était attaquant, ne sonne plus trop la charge: « J’adore les 1-0, certains 3-2 me hérissent les poils. » L’affaire semble donc entendue. Yeux rieurs et gestes posés, l’ancien buteur bonhomme préfère désormais consolider ses arrières. Il faut sauver Pablo Correa.
Quelle place jouait le football dans votre vie sociale et culturelle?
Mon père était plutôt basket. J’aime beaucoup ce sport, mais le problème, c’est que la nature ne m’a pas aidé. Dans les années 1980, on a découvert Magic Johnson en meneur de jeu et c’était foutu. C’est là que le basket s’est tourné vers des grands avec la mobilité d’un meneur. Le football, j’y suis venu rapidement. Avant même de savoir marcher, en fait. Plus tard, je me rappelle que lorsque mon père m’emmenait au stade, je mettais toujours un maillot et un short sous mon survêtement en espérant rentrer si jamais il manquait quelqu’un!
Vous avez très tôt voulu être footballeur?
Non, je voulais être chirurgien. Je ne sais pas si j’aurais pu y arriver, mais j’ai bien vu que les études et le football, à un moment, n’étaient plus compatibles. J’ai pris l’option football. Je suis issu d’une famille de classe moyenne, de parents qui travaillaient, ce n’était pas évident de leur dire. Mon père m’a dit: « Si tu veux être footballeur, tu te donnes les moyens à 100%. Si tu ne te donnes pas les moyens et que tu veux être clochard, ce sera ta décision. » Ces paroles te reviennent à la tête quand tu as des enfants.
Quels sont vos souvenirs de la dictature militaire de Juan Maria Bordaberry, puis de l’accès à la démocratie en 1981 et des élections libres en 1984?
Je me souviens des militaires qui marchaient sur le toit de la maison pour chercher des choses, mais je ne me souviens pas de mes parents avec une angoisse terrible, alors que ma mère était universitaire, plutôt à gauche. Je me rappelle en revanche qu’au collège, on rentrait un par un en file indienne, la coupe de cheveux militaire. Mes souvenirs ne sont pas plus violents car les histoires de tortures ne sont sorties qu’après. Dans la famille, on n’a pas eu de gens qui ont été mêlés à tout ça, mais on voyait bien que la directrice du collège était la femme du colonel et j’avais des copains qui étaient fils de colonels qui commettaient des exactions. Avant, on devait composer sans parler, tout était tabou car on était catalogué. On le sentait, mais je n’ai compris que plus tard. La démocratie a ensuite amené plus de libertés, mais ce fut progressif. Je pense qu’il était convenu, au niveau politique, que tout ne sorte pas tout de suite. On disait que le roi d’Espagne avait fait un forcing pour lutter contre une certaine instabilité démocratique. On voit en lui le médiateur du passage d’une chose à l’autre; et puis, on comprend mal l’attitude des États-Unis. Au quotidien, lors des repas du dimanche, avant d’aller au stade, on disait qu’il ne fallait parler ni de politique, ni de religion, ni de football car la moitié était Peñarol, l’autre Nacional.
Vous êtes un entraîneur très proche de vos joueurs: est-ce par nature ou par nécessité? Ricardo a déclaré récemment: « Je me suis aperçu à Bordeaux que je ne pouvais pas marquer beaucoup de buts, c’est pour ça que je me suis mis à bien défendre ». C’est une marque d’intelligence selon moi J’ai une approche avec mes joueurs qui est directe et personnelle. La plupart des joueurs ici ont évolué avec moi. On est en évolution permanente, on est jeunes, on réagit à un contexte… Dans le football, le management est lié à la manière dont on a appris à vivre et dont on a été éduqué. Il n’y a pas de management idéal, ça se saurait. Moi, je suis proche de mes joueurs comme de mon entourage direct. Ce ne sont pas des collègues de travail car dans dix ans, si je me retourne et me rappelle ceux avec qui j’ai travaillé comme de vulgaires collègues, je serai triste, vraiment triste, comme si ces années n’avaient pas servi à grand-chose.
Quand vous dites « proche de vos joueurs » , ça veut dire quoi?
Les footballeurs deviennent autonomes par nécessité, c’est la dureté de la réalité qui les rend autonomes. À nous de les guider pour en faire des personnes bien éduquées. On ne peut pas remplacer une famille, mais c’est au club d’ouvrir les champs de connaissance des joueurs. D’en faire des gars intelligents, pas des ingénieurs, mais des personnes qui ont un savoir-vivre. L’intelligence, c’est savoir prendre les bonnes décisions aux bons moments. Ça ne veut pas forcément dire avoir lu des centaines de livres.
Quelles sont vos lignes directrices concernant le jeu?
L’important est de s’adapter. Si demain mon approche ne donne pas de résultats, ce sera parce que le groupe n’a pas su répondre à cela et que moi, je n’ai pas su m’adapter aux besoins du groupe. Nous sommes dans une société où la réussite fait partie de la valeur qu’on se donne à soi-même.
Vous étiez un attaquant qui ne défendait pas beaucoup. Est-ce qu’entraîneur, vous arrivez à vous mettre dans la peau d’un défenseur?
Oui, mieux que dans celle d’un attaquant, paradoxalement. Mais ce que je sais, c’est qu’aujourd’hui, Pablo Correa ne jouerait pas dans mon équipe. Ce n’est pas que je sois trop exigeant. J’ai tendance à penser qu’il y avait plein de joueurs meilleurs que moi à l’époque et qui avaient déjà compris des choses que j’ai comprises bien plus tard. Des petites choses, comme le replacement, descendre de cinq mètres pour aider le bloc défensif, etc. Moi, à l’époque, je pensais: « Je suis attaquant » , genre: « Donnez-moi le ballon et je le mets au fond. » J’avais tout faux.
Vos modèles tactiques sont, je crois, à chercher du côté de l’Italie…
L’idéal pour moi, c’est Sacchi et Capello. Ce que Sacchi a fait avec le Milan, au niveau technique, dans la gestion du collectif, avec ou sans ballon, c’est fort. Et puis, les résultats sont allés avec. Et c’est ça le plus important. Capello, lui, a créé d’une certaine manière la fonction de manager, et a réussi partout: Milan, Juve, Real Madrid… Cette adaptabilité est un exemple. Il y a quelques années, un entraîneur me disait à propos de la Lazio: « Tu te rends compte de la chance qu’a Eriksson avec l’équipe qu’il a? » Mais attends, tu dois n’en retenir que onze et tu en gardes cinq à côté de toi qui pourraient jouer dans les meilleures équipes d’Europe. C’est une chance, mais ce sont aussi des emmerdes. Capello a posé son empreinte partout. Il a fait travailler ensemble des stars et des joueurs inconnus. Je n’aurai jamais l’arrogance de dire: « Avec les joueurs qu’il a, j’aurais fait la même chose. » Parce que c’est faux.
Les stars et les emmerdeurs vous font peur?
Vous savez ce que c’est, un emmerdeur? C’est un joueur qui m’emmerde tout le temps et qui n’est pas bon le week-end. Moi, si j’ai un mec qui me fait chier la semaine et qui me fait gagner les matchs, pour moi, ce n’est pas un emmerdeur. Après, les joueurs débordés par leurs mauvaises attitudes, même s’ils peuvent être géniaux par moments, ils finissent par plonger.
Met moi deux bières garçon.
Le 4-4-2 quasi historique de Sacchi s’est transformé en 3-5-2 à Nancy. Pourquoi?
Oui, on a joué un long moment en 3-5-2, mais plutôt pour défendre en fait. C’est un besoin de se rassurer, besoin défensif et offensif vis-à-vis du groupe que j’avais. Ricardo a déclaré récemment: « Je me suis aperçu à Bordeaux que je ne pouvais pas marquer beaucoup de buts, c’est pour ça que je me suis mis à bien défendre. » C’est une marque d’intelligence selon moi. Peut-être qu’avec un groupe différent, il jouera différemment, on verra ça de toute façon.
José Mourinho est-il un exemple? Le problème ici, c’est qu’on évalue le championnat en fonction de la quantité de buts marqués et pas en fonction de la qualité tactique du jeu Ah oui, s’il y a un exemple à prendre, c’est bien lui. Il a récemment dit qu’un entraîneur qui croit qu’il va faire carrière avec ses connaissances tactiques et techniques est loin d’avoir tout compris au football. Ça me rassure car le football est certes technique, physique et tactique, mais la plus grande partie, c’est le management, c’est la manière dont vous vous occupez de vos joueurs, comment vous gérez vos adversaires, quelle image vous donnez… C’est cela qui vous guide vers un résultat ou pas.
Ça vous rassure parce que Mourinho met en avant la gestion des hommes ou parce qu’étant jeune entraîneur, vous n’avez pas assez d’expérience tactique?
On a les connaissances qu’on a et le temps fait le reste. C’est idiot de penser que je maîtrise tous les aspects tactiques. Mais ça me rassure qu’un fort pourcentage de ce métier, ce soit de faire passer des messages.
Finalement, l’organisation de l’équipe n’est pas si importante, seul le résultat compte…
Ah oui, ça, il faut dire que je suis d’une culture à obtenir d’abord le résultat et pas la manière. On vit dans une société où le résultat compte. Sinon, nous n’aurions pas des plans de licenciements drastiques dans les multinationales. C’est antisocial, anti tout ce que vous voulez, mais on est tous à la recherche d’un résultat. Moi, je ne suis pas pour des résultats à n’importe quel prix. Avoir des résultats en étant un salopard, non. Mais si j’ai des résultats en respectant au mieux les valeurs du club, sincèrement, la manière et le dispositif tactique, je m’en moque.
En 2002, vous étiez entraîneur adjoint et vous êtes passé en force pour prendre la place de Moussa Bezaz, là aussi vous vous moquiez de la manière?
Bon, on va dire les choses comme elles sont. J’étais entraîneur adjoint mis en place malgré moi. J’étais bien où j’étais, mais j’avais confiance en moi comme entraîneur. Je ne voulais pas être adjoint, le président peut le confirmer. À un moment donné, je suis intervenu car j’ai vu que mon club était en danger. J’aurais pu être emporté dans la vague que j’avais créée, mais il m’importait surtout que le club se réveille et prenne un virage. À ce moment-là, j’ai vite compris qu’être impatient, c’est une qualité. C’est la seule fois où le président Rousselot m’a mal parlé, il m’a dit: « T’es un petit con, toi! Tu penses que tu feras carrière avec les personnes que tu veux? » Bon, il ne s’en souvient plus, mais je ne l’avais jamais connu comme ça. Je savais que c’était nécessaire pour lui. Je n’étais pas malheureux, mais après, les résultats ont montré que j’avais raison.
Aimé Jacquet, lorsqu’il parle de l’équipe de France 98, parle d’abord de la réussite du duo Blanc-Desailly. Votre charnière Puygrenier-Diakhaté était-elle la base de vos résultats la saison dernière? Et comment allez-vous gérer le départ de ce dernier?
Ça ne remet rien en cause. Je pense qu’une équipe se base sur sa charnière, mais le départ d’un joueur n’est pas une fin en soi. C’est vrai qu’Aimé Jacquet avait trouvé l’eau et le feu, mais ça va bien au-delà. Une assise défensive se fait de onze joueurs. On lutte pour être un groupe, la démarche consiste à créer du liant, on a besoin de tout le système. Bon, certes, si on joue avec Paul Fischer (son adjoint, NDLR) et moi en défense, on va morfler… Mais j’accorde beaucoup moins d’importance à la relation entre deux individualités qu’à l’apport collectif.
Avec Paul Fischer, son vieux pote.
Vous qui fonctionnez à l’objectif, comment avez-vous géré la victoire en Coupe de la Ligue en 2006?
Personnellement, après cette victoire, j’ai eu la meilleure offre que j’ai eue en tant que joueur ou entraîneur, au Qatar, un contrat de deux ans presque impossible à refuser. Je ne suis pas parti. Je fais partie d’un club familial, ambitieux, avec une marge de progression, donc j’ai continué. La Coupe de la Ligue n’était pas un aboutissement pour moi. On ne voyait pas la fin d’un cycle, mais son début. Cela dit, c’est vrai qu’il y a un petit regret concernant cet après-coupe: on a tendance à ne pas profiter des bons moments, on ne s’en rend compte qu’après. Mais j’ai toujours la crainte que si tu déconnectes, tu tombes dans une facilité que je ne veux ni pour moi, ni pour mon groupe. Même si je suis rentré dans le vestiaire en disant: « Mission accomplie! Le président voulait une coupe, il l’obtient. Maintenant, on a un match samedi, je ne sais pas comment on va le jouer, mais on va essayer de le jouer. »
L’année dernière, l’exposition d’un joueur comme Zerka et le fait ce ne sont pas des attaquants (Gavanon et Puygrenier) qui ont terminé meilleurs buteurs vous ont-il conduit à repenser votre attaque?
Qui marque, je m’en fous. C’était rassurant pour Monsef car à un moment de la saison, il ne nous restait qu’un seul attaquant valide et il y avait un gros risque si on le perdait. Il a fallu anticiper sur ce coup du sort. Le plus drôle dans l’histoire, c’est de voir Monsef se croire avant-centre. Si ça lui avait fait plus de mal d’être médiatisé, je serais intervenu, mais ça n’a pas été le cas. Il est devenu buteur grâce à un concours de circonstances, ensuite les défenseurs ont été plus vigilants et c’est devenu plus difficile pour lui.
Nancy deuxième meilleure attaque de ce début de saison, sincèrement, ça nous inquiète pour la suite. Objectivement, qu’en pensez-vous?
Ça ne m’inquiète pas du tout! Si je pouvais faire 1-0 tous les week-ends, ce serait parfait. Treize buts sur la première journée, c’est peu, mais c’est le début. Les indices laissent à penser que le football devient plus difficile, mais surtout qu’une certaine culture tactique défensive commune des entraîneurs est en train de s’installer. Je me souviens d’une discussion avec Chevanton me disant qu’en Italie, malgré ce qu’on disait sur la dureté des marquages, il lui était plus facile de s’exprimer. En France, les mecs sont athlétiques et vont vite, les équipes laissent peu d’espace. Le problème ici, c’est qu’on évalue le championnat en fonction de la quantité de buts marqués et pas en fonction de la qualité tactique du jeu. Moi, parfois, quand je regarde certains championnats et que le match se finit par 3- 2, ça me hérisse les poils. C’est peut-être un besoin de la France de voir beaucoup de buts alors que les Italiens préfèrent peut-être quand leurs clubs sont costauds. Il faudrait en France un changement culturel.
Jeune et joli.
Ce changement est-il culturel ou financier? Si je suis ce que vous dites, votre équipe joue un football modeste parce que le club n’a pas de moyens. Et comme peu de clubs ont des moyens en France, nous sommes donc condamnés à regarder des 0-0, c’est ça?
Voilà. Quelque part, si on perd les meilleurs joueurs, c’est parce qu’on est dans un système beaucoup plus contrôlé financièrement parlant que dans les autres pays. Mais ce n’est pas un défaut, c’est un atout. Des grands clubs sont endettés de 200 millions, mais tant mieux pour nous dans un sens, on est en avance. Soit on se rapproche d’eux, soit eux se rapprochent de nous. Il y a quelques années, le roi d’Espagne a donné une grâce royale pour effacer la dette du Real Madrid. Est-ce que vous imaginez Nicolas Sarkozy effacer une éventuelle dette du PSG? Ça me fait plutôt dire qu’on vit dans un pays qui a encore sa raison. Vous imaginez si la passion venait à s’immiscer dans l’économie? On aurait alors la crainte sociale de vivre des moments très très durs. À choisir, si un jour je dois partir de Nancy, je préfère laisser le club en milieu de tableau, mais à l’équilibre qu’en tête avec les comptes dans le rouge.
En novembre, le club fête ses quarante ans. Comment allez-vous vous servir de cette dynamique en interne?
Je n’aimerais pas que les anciens me disent que j’ai mis de côté une certaine partie de la culture de ce club, une culture de club formateur et familial, au profit de meilleurs résultats. Nous ne sommes pas les seuls à véhiculer ces valeurs, mais peut-être qu’on y fait plus attention que d’autres. J’aimerais que Nancy se comporte bien, fasse preuve de savoir-vivre et qu’on ne soit pas des saloperies (sic). En Uruguay, on s’est permis des libertés, dont le flingue dans la poche (resic). Je suis un privilégié car j’ai vécu dans deux sociétés complètement différentes. Ça m’est arrivé de gagner des matchs avec des dirigeants qui tirent en l’air pour fêter la victoire. C’est injustifiable. En même temps, je suis arrivé en France, à Nanterre, un mec a tiré au conseil municipal, et des gamins en flinguaient d’autres aux États-Unis. Je n’ai jamais vu ça en Uruguay. Mais bon, je n’aimerais pas que cette passion qu’ont les Uruguayens pour le football, parfois outrancière et dangereuse, existe en France. Avec Feyenoord, l’année dernière, on a eu peur (lors du match Nancy-Feyenoord en Coupe d’Europe, les hooligans hollandais avaient ravagé le centre-ville et pas que…, NDLR). En Uruguay, il y a des affrontements entre supporters, comme en France, souvent des abrutis contre des abrutis d’une certaine manière, mais là, ils s’attaquaient à une tribune familiale! La différence entre la France et l’Uruguay, ce sont les moyens mis en place par le pays et la société pour lutter contre ces dérapages. À Paris, si le policier ne protège pas le gamin, c’est le gamin qui passe à la trappe et pas l’autre qui s’est pris la balle perdue.
Par Brieux Férot, à Nancy.
Entretien initialement publié dans le numéro 47 du magazine SO FOOT paru en septembre 2007.