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Oui, nos idoles ont le droit de mal voter
Les élections présidentielles au Brésil ont déjà fait une victime collatérale : l'image du foot brésilien, notamment auprès de ses fans européens, à l'instar du désespoir qui s'est emparé du Vieux Continent lorsque Donald Trump succéda à Barack Obama. Est-ce que Ronaldinho le populiste remplacera Sócrates le démocrate dans le panthéon de la plus belle patrie du ballon rond ? En élargissant le spectre, c'est davantage la nature de notre amour des grands joueurs qui se révèle que la faiblesse de l'homme.
Il faudra s’en remettre. Quand Ronaldinho se décida à porter les couleurs de Jair Bolsonaro, le candidat d’extrême droite arrivé avec 46 % en tête du premier tour des élections présidentielles, ainsi que le même numéro (le 17, son code sur les urnes électroniques), un petit séisme de déception traversa la planète foot. Son tweet accompagné d’un texte consensuel – « la paix, la sécurité et quelqu’un qui nous rende notre joie de vivre » – n’a pas vraiment permis d’éclaircir le mystère. Certes, la méconnaissance de la réalité du pays de la Seleção explique beaucoup de cette surprise terrifiante qui saisit les amoureux déçus de l’ancien attaquant du PSG. Les connaisseurs vous rappelleront ainsi avec une moue suffisante que le brave Ronnie aux dents du bonheur avait déjà rallié en mars le Parti républicain brésilien, le PRB, organisation d’inspiration évangélique (dépendant de l’Église universelle du royaume de Dieu), très à droite de l’échiquier et donc désormais derrière le Trump tropical.
Lucas Moura : « Vous voulez faire quoi face aux bandits ? »
Son geste n’a rien d’isolé de fait. Déjà, la bascule de nombreux joueurs dans l’escarcelle évangéliste indiquait clairement un glissement – si tant est qu’il ait existé un point de départ plus à gauche ou centriste – conservateur indiscutable, tant ce courant du protestantisme n’incarne pas franchement la facette progressiste du christianisme. Son geste ne constitue donc pas un acte isolé, à contre-courant ou atypique. Un grand nombre de ses collègues, actifs ou en retraite, l’avaient précédé, tel Claudio Taffarel ou encore la dernière recrue de l’AC Milan, Lucas Paqueta. Enfin Lucas Moura, aujourd’hui à Tottenham, avait même été plus loin dans son soutien. « Vous voulez faire quoi face aux bandits ? Il [Bolsonaro] ne promeut pas la violence, il promeut la justice et que les malfrats aient peur de la police.(…)Cela fait un moment que nous sommes en crise et que les candidats que nous avons élus n’ont rien résolu. »
La prise de position de Ronnie doit d’abord se comprendre depuis le Brésil, une nation exténuée par les remous politiques (son ancien président Lula a été emprisonné), par les affaires de corruption et une violence endémique, sans oublier le sentiment que la croissance économique n’a pas profité à tous. Il ne servirait donc à rien de souligner que le joueur applaudit un homme qui pense que les noirs – bref sa famille – sont « malodorants et incultes » ou comme l’ont souligné les Gavioes da Fiel(principal groupe de socios des Corinthians) que « ce serait incohérent de soutenir un candidat favorable à la dictature militaire que nous avons toujours combattue » . Comme souvent, il est plus facile d’attendre un homme providentiel pour taper sur les bandits que d’exiger la justice sociale. Le pays de Pelé et Gilberto Gil est donc simplement traversé par cette vague populiste qui promet l’ordre, la protection et la stabilité.
Fabien Cool, Alexy Bosetti et Mesut Özil
Alors comment vivre depuis la France les opinions de Ronaldinho ? Car dans le registre politique, tous les footballeurs ne sont en effet pas logés à la même enseigne, et aux mêmes devoirs apparemment. Le joueur ordinaire, fut-il bon ou même grand, a le droit de dévisser, il n’a jamais atteint le point divin où son parcours devient légende, et tout le monde quelque part le regarde la tête levé. On ne va pas se mentir, peu de supporters communistes d’Auxerre ont perdu le sommeil, ou la foi, lorsque Fabien Cool est entré en politique au sein de l’UDF. Alexy Bosetti peut se tatouer tous les gangsters de droite de sa bonne ville de Nice, seuls quelques initiés vont s’écharper à ce propos. En revanche si vous vous appelez Mesut Özil, la moindre photo peut vite salir votre réputation.
La séquence qui s’annonce soumet à rude épreuve notre amour du Joga Bonito. Ronnie ouvre une cruelle césure dans notre droit à être fasciné sans retenue par les hérauts du plus beau des jeux. Imaginez comment nous encaisserions un Zinédine Zidane appelant à voter Marine Le Pen pour contenir l’insécurité dans les quartiers nord ? Diego Maradona pouvait se poudrer le nez avec la mafia napolitaine ou partir en vrille mégalo comme une toupie Beyblade, l’essentiel demeurait cet immense et paradoxal génie qu’il fut sur le terrain et que tous admiraient (ou haïssaient, mais avec la même intensité). Lorsqu’il serra la main de Fidel Castro ou rejoignit le parti péroniste, les interrogations et presque l’amertume grandirent, surtout en Europe.
Les idoles du foot possèdent une aura qui dissimule mal parfois l’homme derrière. On leur pardonne étrangement moins qu’aux écrivains, cinéastes ou même chanteurs. A-t-on sorti un bêtisier des déclarations politiques de feu Johnny ? Kanye West cesse-t-il d’être un grand artiste parce qu’il « trahit » en serrant la pogne du président Folamour des USA ? Faut-il continuer alors de chérir Ronaldinho ? Lors de l’interview qu’il accorda à So Foot, François Ruffin raconta qu’il avait été incapable d’écrire un texte pour Le Monde diplomatique contre Platini, qu’il avait trop aimé le numéro 10 pour attaquer le dirigeant qu’il était devenu, malgré le Qatar ou les magouilles de l’UEFA ou de la FIFA. Il faut bien vivre, y compris dans le foot, avec cette triste certitude que nous a transmis Saint Thomas d’Aquin de la sagesse antique « Corruptio optimi pessima » . La corruption des meilleurs est la pire.
Par Nicolas Kssis-Martov