- Mondial 2022
Où est passé le boycott de la Coupe du monde 2022 au Qatar ?
C’était l’une des grandes interrogations précédant le coup d’envoi de la Coupe du monde : les appels au boycott de la compétition allaient-ils être massivement suivis en France ? Un rapide coup d’œil aux audiences incite à penser le contraire, même si ces données doivent être analysées avec prudence.
Aurélien a 25 ans. Cet étudiant a beau être passionné de foot, il n’a pourtant pas encore vu la moindre image du Mondial qui se déroule actuellement au Qatar. « J’ai décidé de boycotter, car je n’aurais pas réussi à voir les joueurs sur le terrain sans voir les milliers d’ouvriers morts en construisant les stades », confie-t-il. Aurélien fait donc partie de ces 23% des amateurs de ballon rond français qui auraient choisi de ne pas regarder la compétition, comme le rapportait un sondage BVA commandé par Orange et RTL et publié deux jours avant l’ouverture du tournoi. Pour éviter de tomber nez à nez avec la retransmission d’une rencontre, il n’hésite pas à prendre des précautions radicales. « Cela m’arrive souvent de refuser d’aller voir des amis installés dans un bar, si dans ce bar il y a un écran qui diffuse les matchs, affirme le jeune homme. Bien sûr, ça fait rire les gens, mais eux sont bien avec leurs principes, et moi avec les miens. Tant pis si je ne les vois pas, c’est comme ça. » À l’instar d’Aurélien, ont-ils été nombreux à suivre les appels à boycotter la « Coupe du monde de la honte » ? La phase de groupes est terminée, l’heure du bilan a sonné.
Statu quo en France, la dégringolade en Allemagne
Mardi 22 novembre, TF1 a réuni 12,53 millions de téléspectateurs devant France-Australie, réalisant sa meilleure audience de l’année civile. Plus intéressant, ce chiffre est peu ou prou le même que celui enregistré quatre ans plus tôt, en Russie, quand la bande à Deschamps avait lancé son Mondial face au même adversaire (12,59 millions de fans). « On constate que les Bleus ont encore un très fort pouvoir d’attraction », souligne Julien Millereux, directeur des sports de TF1. Ce statu quo français d’une compétition à l’autre contraste avec les données recensées de l’autre côté du Rhin, où la volonté de boycotter la grand-messe du foot mondial était clamée à haute voix dans la société. Ils n’étaient que 9,23 millions d’Allemands à suivre la défaite inaugurale des hommes de Hansi Flick contre le Japon (1-2). Une audience pas loin d’être catastrophique dans un pays qui rassemble généralement bien plus de 20 millions de passionnés derrière sa Mannschaft. Et si les matchs suivants ont été davantage suivis, tous sont restés en deçà de l’intérêt populaire engendré par la dernière finale de l’Euro féminin, suivie par 17,89 millions de personnes. Alors que la ZDF a de quoi faire grise mine, la Une, de son côté, peut légitimement avoir le sourire. « Quand on réunit plus de 11,6 millions de Français et plus de 63 % de part d’audience pour le match France-Danemark le samedi à 17h, et plus de 7 millions de téléspectateurs sur d’autres matchs hors équipe de France, on ne peut que se réjouir de l’attrait de la compétition », se félicite Julien Millereux.
À en croire les chiffres révélés match après match par Médiamétrie, les chaînes peuvent souffler : le boycott tant redouté n’a pas eu lieu. « Nous ne sommes pas surpris, poursuit le directeur des Sports de TF1. La Coupe du monde est un rendez-vous très fédérateur en télévision, les Français suivent donc massivement cette compétition, et notamment leur équipe nationale. Ils savent faire la part des choses et comprennent que suivre la compétition ne signifie pas cautionner ce qu’il s’est passé là-bas depuis l’attribution en 2010. » Et les ayants droit ne sont pas les seuls à profiter de ce succès populaire. « La Coupe du monde attire toujours autant », relève Jérôme Saporito, le directeur de la chaîne L’Équipe, dont la grille des programmes est largement consacrée au tournoi. « On a évidemment suivi les débats de société, mais un Mondial reste un Mondial, enchaine-t-il. Notre dispositif nous permet de parler autant de sport que des autres sujets liés à cette compétition, si nécessaire. » Chez les web médias sportifs aussi, les audiences s’envolent. « S’il y a un boycott, il ne se voit pas chez nous, assure Maxime Dupuis, rédacteur en chef adjoint d’Eurosport.fr.En général, pendant un Mondial, il y a d’autres gros événements qui drainent de l’audience, comme Wimbledon et le Tour de France. Là, nous continuons de faire de gros chiffres au global, alors qu’il n’y a plus de tennis, plus de cyclisme, que les sports blancs reprennent à peine… L’appétit des lecteurs autour de l’équipe de France est monstrueux. Quant aux lives commentés, ils sont également très suivis. »
Annonceurs rassurés, chiffres à relativiser
En plus de ravir les responsables des médias couvrant la compétition, ces audiences importantes envoient un signal positif aux annonceurs. Potentiellement refroidis à l’idée d’associer leur image de marque à un événement suscitant autant de polémiques, certains d’entre eux ont préféré retirer leurs billes. Mais l’absence de réel boycott a de quoi « rassurer les annonceurs », constate Thierry Moreau, spécialiste des médias. « Les annonceurs sont satisfaits des performances délivrées », promet Julien Millereux, alors que Jérôme Saporito rappelle que « le facteur-clé, en matière de recettes publicitaires ou d’engouement, restera toujours le parcours des Bleus. » Lorsque les hommes de Didier Deschamps sont sur le pré, les bars, eux, continuent de faire le plein. « Je ne vois pas vraiment de changement par rapport à l’Euro ou à la précédente Coupe de monde », avoue Nathan, barman dans le 11e arrondissement de Paris. « Si on ne diffusait pas les matchs, ce serait un suicide économique, avance même l’un de ses confrères, basé dans le 18e arrondissement. On est toujours complets quand la France joue. La fréquentation m’a l’air similaire à celle de l’Euro. »
À première vue, les chiffres révélés ne laissent donc aucune place à l’ambiguïté. Les décortiquer permet néanmoins d’avoir une perception légèrement différente de la situation. « Il faut rentrer dans l’analyse fine des audiences, prévient Thierry Moreau. 12,5 millions de téléspectateurs pour France-Australie, ça peut paraître beaucoup, mais en valeur absolue, ce n’est pas si formidable. C’est même le plus petit score des Bleus pour un premier match de Mondial depuis 2002 (10 millions de personnes devant France-Sénégal, NDLR). » En part d’audience (la part de téléspectateurs suivant le match sur l’ensemble de la population regardant la télévision), ce match face aux Socceroos était d’ailleurs sous la barre des 50% (48,1%), fait rarissime quand les Tricolores se produisent en grande compétition. Ce pourcentage est certes remonté au-delà des 60% contre le Danemark et la Tunisie, mais il faut le relativiser, car les deux rencontres ont débuté dans l’après-midi, un moment où l’offre télévisuelle est moins concurrentielle qu’en soirée. La programmation particulière de ce Mondial, à une période de l’année davantage propice aux soirées passées télécommande en main qu’autour d’un barbecue ou d’un verre en terrasse, est évidemment un autre facteur faussant la comparaison avec les précédentes éditions. « Novembre-décembre et février-mars sont les deux périodes les plus fastes en matière de consommation TV », précise Thierry Moreau.
Un « frémissement de boycott chez les jeunes » , pas un « boycott massif »
L’ancien directeur de la rédaction de Télé 7 Jours attire aussi l’attention sur un changement majeur : depuis mars 2020, Médiamétrie inclut dans ses calculs les audiences « hors domicile » . Désormais, ceux qui regardent les matchs sur leur smartphone dans les transports en commun ou les suivent dans des bars font ainsi partie de l’équation. « C’est un élément très important. Sans ça, les chiffres enregistrés auraient été encore plus faibles », estime Thierry Moreau, qui note en outre que le public des 25-49 ans s’est fait bien moins présent contre l’Australie que par le passé. « Ça veut dire qu’il y a une petite tendance au boycott chez les jeunes, qui sont clairement plus sensibles aux arguments avancés que les personnes plus âgées », décrypte-t-il. Avant de prédire : « Plus la France va aller loin dans la compétition, moins il y aura de boycott et plus il y aura de monde devant la télévision. Le Français bombe le torse dans les sondages, mais, dans les faits, il regarde quand même les matchs. » Ce constat s’applique parfaitement à Paul, qui avait pourtant décidé de boycotter l’événement. « J’ai tenu une dizaine de jours, mais j’ai craqué chez un pote. J’aime trop le foot, et je me suis souvenu que c’était quand même trop bien », lâche le jeune homme de 24 ans.
En définitive, il y a bien « un frémissement de boycott chez les jeunes, mais pas de boycott massif », résume Thierry Moreau. Au fond, pouvait-il en être autrement ? Absolument pas, selon Marc Drillech, auteur de deux livres consacrés au boycott (Le boycott. Le cauchemar des entreprises et des politiques, Les Presses du Management, 2001 et Le boycott. Histoire, actualité, perspectives, Fyp éditions, 2011). « À l’époque de la Coupe du monde en Argentine, il n’y avait qu’une ou deux chaînes de télévision, pas de radio libre ni de réseaux sociaux, donc c’était extrêmement dur de boycotter,rembobine-t-il.En 2022, le contexte est beaucoup plus favorable. Le problème, c’est que ce boycott a été proposé n’importe comment, par n’importe qui, n’importe quand et n’importe où. Ça ne pouvait pas fonctionner. » Pour que le mouvement ait une chance de prendre, il aurait fallu, déjà, qu’il s’appuie sur une incarnation forte. « Qui est la personnalité qui s’est levée pour mener ce combat ?, interroge le sociologue. Certes, Éric Cantona s’est levé. Il a une influence, mais il était seul, isolé. Si, il y a deux ans, 150 footballeurs avaient signé une pétition appelant au boycott et clamant que l’équipe de France ne devait pas aller au Qatar, ça n’aurait pas été la même chose. Très peu de boycotts sportifs ont réussi, mais celui des JO de Berlin, par exemple, a commencé dès 1932 ou 1933, avec un vrai travail de fond des organisations. » Pas de figure identifiée, pas d’anticipation, pas de dynamique claire à suivre : les raisons de l’échec sont toutes trouvées. « C’était plus un mouvement de grogne qu’une réelle volonté de boycotter. Et dès le premier match, tout le monde ou presque a rangé son boycott dans sa poche et a allumé sa TV », enfonce Marc Drillech. Si certains ont l’intention d’inciter à un boycott massif de la Coupe du monde 2026, ils savent, maintenant, quelles sont les erreurs à ne pas commettre.
Par Baptiste Brenot et Raphaël Brosse
Tous propos recueillis par BB et RB, avec Pierre Maturana.