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Óscar Tabárez, l’Uruguay au corps
En Russie, Óscar « El Maestro » Tabárez, 71 ans, dispute sa troisième Coupe du monde à la tête de la Celeste. Voilà douze ans que l’ancien maître d’école a amorcé le retour de l’Uruguay sur le devant de la scène mondiale. Et si c’était lui, le plus grand sélectionneur moderne ?
Il y a les conférences de presse de Didier Deschamps, et il y a celles d’Óscar Tabárez. Avant d’aborder le deuxième match de poules du groupe A entre l’Uruguay et l’Arabie saoudite, la semaine dernière, un journaliste a interrogé le sélectionneur de la Celeste au sujet d’une vidéo devenue virale en Uruguay. On y voit des écoliers uruguayens regarder la fin du premier match contre l’Égypte depuis leur salle de classe, debout, en train d’agiter des drapeaux et de pousser derrière leur sélection… puis, au moment où José Maria Giménez marque le but de la victoire, tout ce petit monde déboule dans la cour de récréation en criant de joie. Un journaliste a donc demandé à Tabárez ce qu’il a ressenti en voyant cette vidéo. Et la réponse du sélectionneur a duré six minutes. Six minutes pendant lesquelles le Maestro a disserté avec passion sur le « fil conducteur » qui lui est cher, retrouvé depuis quelques années par l’Uruguay.
À school class in Uruguay celebrate their last minute winner yesterday! Brilliant scenes! #WorldCupRussia2018 pic.twitter.com/yGPYPqMZCQ
— Terrace Images (@TerraceImages) 16 juin 2018
Le projet d’une vie
« Je n’ai pas vu cette vidéo en tant qu’ancien professeur, mais en tant que membre du monde du football. C’est un symbole de ce que signifie le football en Uruguay, pose Tabárez. Lors des années suivant l’introduction du football en Amérique du Sud par les Anglais,(…)nous étions une puissance. Par la suite, nous avons perdu ce fil conducteur qui unissait chaque génération, et ce, pour différentes raisons. Et durant les trois ou quatre années sabbatiques que j’ai connues dans ma carrière, j’ai beaucoup réfléchi aux causes du déclin de l’Uruguay, et à la façon dont on pouvait à nouveau intégrer le pays dans le football moderne, malgré ses caractéristiques démographiques et un nombre de licenciés beaucoup plus faible par rapport aux autres puissances. Et, modestement, nous y sommes parvenus… »
Flash-back en mai 2006. Quand l’ancien maître d’école prend la tête de la sélection, les deux titres olympiques consécutifs (1924 et 1928) et les deux Coupe du monde (1930 et 1950) remportés par l’Uruguay semblent très loin. La Celeste n’est pas qualifiée pour le Mondial en Allemagne, les résultats ne sont pas mieux chez les jeunes. Tabárez veut réaliser une révolution culturelle à tous les étages du football uruguayen. Alors, avant son premier match contre l’Irlande, El Maestro réunit l’ensemble de ses joueurs avec deux maîtres-mots : adhésion et engagement. « On n’y arrivera pas si vous n’avez pas le désir de revivre ce que vous ressentiez plus petits lorsque vous regardiez vos idoles et que vous rêviez de jouer pour la sélection » , déclare-t-il à ses troupes, comme le rapportera Diego Lugano, son capitaine pendant huit ans, dans un long article consacré à la renaissance de la Celeste, paru dans le SO FOOT écrit par les joueurs.
Douze ans plus tard, l’Uruguay est qualifié en huitièmes de finale de la Coupe du monde pour la troisième fois d’affilée – avant d’affronter la Russie pour la première place du groupe, ce lundi à Samara. Sur l’échiquier du football mondial, la Celeste ressemble à l’Atlético de Madrid dans les compétitions de clubs. Elle a battu l’Égypte et l’Arabie saoudite à chaque fois 1-0, sans développer un jeu pétillant, mais toujours avec adhésion et engagement. « Notre conception du football n’a rien à voir avec l’idée d’être ultra offensif, résumait Lugano, le capitaine retraité international depuis 2014. Foncer de l’avant, ça, c’est être irresponsable. Non, pour nous, bien jouer, c’est ne jamais être dos au jeu, ne pas laisser d’espace. » Et maintenant, quelle sélection aurait envie de croiser la route de l’Uruguay en Russie, sous prétexte qu’elle n’a marqué que deux buts en deux matchs face à l’Égypte et l’Arabie saoudite ? Personne.
Les lettres des dames et la physiothérapie
À l’heure où les sélectionneurs des grandes nations sont remis en cause à chaque grande compétition (seul Joachim Löw réussit à durer aussi longtemps), à l’heure où l’Espagne et l’Allemagne, deux des favoris du Mondial, ne sont pas passés loin de la correctionnelle, à l’heure où un Jorge Sampaoli n’arrive pas à trouver l’alchimie avec Messi, Agüero, Dybala, etc. : le travail d’Óscar Tabárez depuis douze ans mérite d’être souligné, tant les générations passent et l’homme inspire toujours une légitimité immense auprès de son groupe.
Atteint d’une neuropathie depuis plusieurs années, à 71 ans, Tabárez doit désormais s’appuyer sur une béquille pour donner ses consignes au bord de touche et il se déplace à la ville en fauteuil électrique. Mais le vieux monsieur ne lâche pas l’affaire : « Je fais beaucoup de physiothérapie, avec des médecins et des traitements, car je n’ai pas l’intention de partir. » Pourquoi ? Parce que comme il l’a dit au bout de son monologue de six minutes avant la victoire face à l’Arabie saoudite, Tabárez a envie d’ouvrir sa boîte aux lettres en rentrant à la maison : « Si on gagne quelques matchs de plus, comme en Afrique du Sud, je vais à nouveau recevoir des lettres de dames de plus de 80 ans, me disant qu’elles détestaient le football, mais que les matchs de la sélection leur ont donné envie de sortir dans la rue et d’embrasser le premier venu… »
Par Florian Lefèvre
Propos de Tabárez en conférence de presse traduits par Matthieu Martinelli, les autres tirés de SO FOOT.
À lire :
(Re)naissance d’une nation, par Diego Lugano, dans le SO FOOT #155