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On était dans la fan zone avec des vieux
Ils sont rarement maquillés, ce n’est plus de leur âge. Eux, ce sont les retraités, les seniors, les septuagénaires pensionnaires de la fan zone. Vendredi soir, au cœur de milliers de jeunots, certains bossaient pour compléter leur retraite, d’autres avaient des choses à raconter. Calmement, sans crier, loin des micros. Des vieux, quoi.
Il est là, seul. Il a la prestance d’un majordome de grande maison et le gilet débraillé de celui qui en cherche justement une. Il a choisi de se placer juste derrière la fosse, peu après le premier PC sécurité, pour voir au mieux un écran géant qu’il aurait du mal à distinguer d’un peu plus loin. Il porte une petite paire de lunettes rectangulaires rouges et un pantalon de costume difforme, un immanquable des grandes occasions. Il fait près de 2 mètres, mais ses yeux bleus sont si petits et si rapprochés qu’on se demande s’ils n’appartiendraient pas à un modèle plus petit, comme s’il y avait eu erreur à l’assemblage. Détail suprême : il veille les mains croisées derrière le dos, la position d’attente classique des septuagénaires. Bref, Georges est vieux. 74 ans, très exactement : « Je suis polonais. Ma femme est repartie en Pologne pour des vacances parce qu’elle n’aime pas le football, mais je suis venu voir le match sans elle. Je vis en France depuis 30 ans, j’étais arrivé comme simple touriste, puis je ne suis jamais reparti. Je faisais des tricots dans une petite boutique à Paris, j’habitais dans le 18e. C’est la première fois que je viens dans un événement comme ça, c’est plus agréable, ça me rajeunit. Sinon je suis tout seul chez moi, il n’y a pas d’ambiance. » À ce moment, le score est de 1-1. Georges ne le sait pas encore, mais l’ambiance dont il rêve, il va l’avoir 43 minutes plus tard.
De champion de boxe à lunetier
Avant la rencontre, un autre bonhomme attire l’attention. Il alpague les groupes de supporters, sac blanc opaque à la main et cheveux de même couleur. Son chandail tombant est en tout point semblable à celui de Pierre Mortez, aka Thierry Lhermitte dans Le père Noël est une ordure. Lui n’est pas venu pour l’ambiance, mais pour le business : « Je vends des lunettes de l’équipe de France pour compléter ma retraite, parce que je ne touche pas assez. Je suis un ancien sportif de haut niveau, moi, vous savez, vice-champion d’Europe de boxe amateur. Alain David, 68 ans. Je suis très peiné par notre situation sociale, j’ai défilé sur les Champs en 98, mais c’était une autre période. Là, j’ai déjà fait 80 euros, je suis content. L’objectif c’est de pouvoir vivre un peu mieux, quoi. » Lorsqu’on lui fait remarquer son statut de senior, la tête blanche acquiesce : « Il y a très peu de personnes de ma génération, c’est un truc de jeunes. C’est pas pour les boiteux. » Il ne se souviendra jamais de l’année de ses exploits. Un autre temps, sûrement. Comme à l’époque, le boxeur fait silence le temps que La Marseillaise batte ses premières mesures, puis s’enfonce dans la foule en soupirant : « Moi, ça me fout la chair de poule… »
Tous au Larzac
Les « vieux » ne sont pas si difficiles à trouver, car ils détonnent. Robert avait prévu de s’asseoir sur l’herbe, le voilà obligé de se mettre debout, sac Puma à la main et pull beige noué autour de la taille. Pas de doute, c’en est un. Il a la petite soixantaine, accompagne ses deux fils, et se défend de son statut l’air frondeur : « Moi, peur ? J’ai pas peur de tout ce monde-là ! J’ai fait le Larzac en 72, 73 et 74, vous savez. 100 000 personnes, j’avais 20 ans. Vous irez voir sur Google. » Lorsque l’on évoque 98, les yeux s’allument, la corde est sensible : « Oh c’était… c’était émouvant. J’étais sans voix. » Antoine Griezmann vient de louper une tête pour l’ouverture du score, Robert en restera là. L’occasion de rejoindre un couple d’Américains placés sur le côté de la foule. Ils ont choisi le calme, et madame tient à le préserver. Dan, le mari, 73 ans, est plus loquace : « On est venus pour visiter Paris, j’ai moi-même entraîné un petit club de football dans le Nevada. » La conversation est interrompue par un coup de casque d’Olivier Giroud dans les filets roumains. En se retournant, Dan a le smile : « Ça ne me gêne pas de dire que je suis vieux, je suis vieux, mais là, je suis heureux. » La suite, ce sera surtout un coup de boutoir dans la lucarne de Tătăruşanu. Les premières pensées vont à Georges, qui ne connaissait pas Dimitri Payet au début de la rencontre. On l’espère secoué, mais pas trop quand même. Sur le chemin du retour, Isabelle tient le bras à son mari. Elle était au charbon, serveuse pour le McDonald’s temporaire de la fan zone : « Franchement j’étais agréablement surprise, tout le monde était très poli et très calme, je n’ai pas vu de spécimens. Ça fait du travail, oui, mais j’ai pu suivre le match sur les écrans géants. » À 57 ans tous les deux, le couple termine sa soirée sur un autre classique : « À quoi ça nous fait penser ? 98 oui, c’est sûr. Avant ? On ne sait pas, on était pas nés ! » On ne leur dira pas, mais c’était sans aucun doute une blague de vieux. Bisous.
Par Theo Denmat, en expédition à la fan zone du Champ-de-Mars