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On était avec les fans de Bangalore pour la finale de l’AFC Cup
Premier club indien à atteindre un tel niveau, le Bengaluru FC affrontait samedi soir l’Air Force Club d’Irak en finale de l’AFC Cup, la C3 asiatique. On était dans un bar avec les fans, qui racontent le formidable destin d’un club créé il y a seulement trois ans.
Le match commence dans deux heures, mais Santosh, Alwyn et Rakesh sont au taquet. Ils ont déjà accroché dans plusieurs recoins du bar les drapeaux aux couleurs de leur club, le Bengaluru FC (BFC), et de leur groupe de supporters, les West Block Blues. « C’est le match le plus important de l’histoire du foot indien » , explique d’emblée Alwyn. On aurait tort de voir une posture grandiloquente. Ce samedi soir, le BFC affronte à Doha l’Air Force Club d’Irak en finale de l’AFC Cup, la C3 asiatique. Et c’est la première fois qu’un club indien atteint un tel niveau. Alors, les supporters, proches du modèle des ultras européens – une rareté en Inde –, ont organisé une retransmission sur écran géant à l’Open Box, un de ces grands bars rooftop de Bangalore où l’on descend des litrons de bière chaque week-end. Après avoir décoré l’établissement aux couleurs du club, les membres des West Block Blues accueillent leurs potes, souvent vêtus d’un maillot ou d’une écharpe du club. Près de quatre cents personnes sont attendues ce soir. « D’habitude, on a un autre bar pour regarder les matchs à l’extérieur, mais on se tasse à trente maximum » , détaille Santosh, survêt du BFC sur les épaules.
Pied de nez à l’ISL
À l’écran, en attendant la finale, un match de l’Indian Super League (ISL) dont tout le monde se fout. Le pied de nez à l’ISL réalisé par le BFC est magistral. Créée en 2014, cette ligue privée de huit franchises s’est donné pour but de relancer le foot indien et a attiré en ce sens quelques stars (Del Piero, Trezeguet, Forlán…). En filigrane, il y avait une critique forte de l’I-League, le championnat « officiel » auquel participe le BFC, incapable de sortir des clubs dignes de ce nom et de faire progresser ce sport, dans un état léthargique depuis des décennies. Sauf que Bangalore, fondé il y a trois ans, a prouvé le contraire et montré que l’ISL ne serait rien si elle continue à n’avoir aucune légitimité sportive. Ironie ultime : les tenants de l’ISL ont encouragé le BFC sur les réseaux sociaux, admettant que le club « avait mené le football indien à des hauteurs jamais atteintes » .
Voilà pour la petite histoire. La grande, elle, est racontée en boucle par les supporters après une vindicte en règle contre le patron de l’Open Box, coupable de laisser un fade ManCity-Middlesbrough à l’écran au lieu de mettre l’avant-match. Un nom revient en boucle dans leur bouche. Celui d’Ashley Westwood. Formé à Manchester United avec Beckham, Giggs ou Neville, l’Anglais a été le premier entraîneur du club, de 2013 jusqu’en mai dernier. « C’est l’architecte » , résume Ashwin. En somme, Westwood et ses dirigeants du groupe JSW sports ont bâti leur équipe avec un principe simple : le professionnalisme. Ce qui fait défaut à de nombreuses formations indiennes. Ils ont créé l’un des meilleurs centres de formation du pays, investi des sommes raisonnables sur des jeunes joueurs, mesuré avec plein d’outils les performances des joueurs, développé un marketing efficace, mis le club au cœur de la ville en créant des partenariats.
« Ambiance terrible »
Au départ, pas grand monde n’a fait attention à eux. Chaque année, des clubs se créent ou disparaissent en Inde dans le plus grand anonymat et sans conséquence notable sur la destinée du ballon rond. Bangalore, ville de start-up, d’ingénieurs et surnommée « la Silicon Valley indienne » , n’avait aucune culture foot. Il lui manquait le charme historique des clubs de Kolkata et la médiatisation de l’ISL quand celle-ci a débarqué en 2014. En trois ans, le club a comblé ce retard, empochant deux titres de champion d’I-League, une coupe nationale et atteignant donc une finale continentale. Et l’implication des West Block Blues a fait le reste pour consolider l’engouement. « Ce qu’on souhaite, c’est que le foot indien avance. On essaye de le faire à notre niveau en créant une culture du supporter. On n’est contre personne, mais je ne pense pas que l’on progressera en faisant venir des vieilles stars en pré-retraite » , dit malicieusement Santosh, sans nommer l’ISL. Ses potes et lui ont bien conscience qu’il se passe quelque chose dans le foot indien grâce à leur club.
C’était flagrant pour la demi-finale retour, jouée à domicile, contre les tenants du titre malaisiens de Johor Darul Takzim (1-1 à l’aller). Pendant deux semaines, le club et les West Block Blues ont multiplié les appels sur les réseaux sociaux et aux quatre coins de Bangalore. Résultat : 21 000 spectateurs au Kanteerava Stadium, et une ambiance terrible. « D’habitude, on plafonne entre 3000 et 5000 personnes. Là, il y avait un monde fou, notre tribune était bondée » , raconte Alwyn. Le match fut à la hauteur. Rapidement menés, les Indiens ont ensuite forcé le destin en l’emportant 3-1, grâce notamment à une praline de 25 mètres de Sunil Chhetri, le capitaine et véritable icône au pays.
« L’Inde n’est plus seulement un pays de cricket »
Ce samedi soir, les supporters comptent sur lui. Entre deux gorgées de bière, les chants à sa gloire fusent, dont un joli « We’ve got Chhetri » , déclinaison du célèbre « We’ve got Payet » des fans de West Ham. Sur le terrain pourtant, l’attaquant galère, comme toute son équipe. Elle a du mal à poser le jeu et enquille les longs ballons à destination de Vineeth, l’attaquant de pointe. Peu d’occasions créées, mais Bangalore n’en concède que très peu également. Les fans ne se relâchent pas. On chambre un joueur irakien qui s’appelle Osama, et on gueule des chants contre les rivaux locaux – le fameux « Oh Kolkata is full of shit » . 0-0 à la pause. L’Open Box se crispe au retour des vestiaires, les Irakiens mettant la pression. Un bel arrêt de Maiwa sauve les Indiens. C’est bizarrement au moment où Bangalore, passé en 3-5-2, relève la tête que l’Air Force Club trouve la faille, grâce à Abdullah. Silence assourdissant. Puis Rakesh et les siens relancent les airs à la gloire du club pour les vingt dernières minutes. Et malgré un siège du but irakien durant les sept minutes d’arrêts de jeu, BFC ne marque pas. Défaite cruelle. Quelques secondes plus tard, le DJ coupe le son des commentaires pour remettre de la musique. « Dégage avec ton Ibiza de merde » , s’énervent quelques gars avinés. Les West Block Blues tirent des sales tronches.
Mais il faut voir plus loin. Albert Roca, l’entraîneur du BFC, l’avait dit après la qualification pour la finale, conscient de la ferveur nationale autour de son équipe : « L’Inde n’est plus seulement un pays de cricket. » Et c’est finalement plus important que le résultat de samedi soir. Après avoir étreint plusieurs fois ses potes, Santosh a des mots d’espoir. Ceux avec lesquels on se console après une gifle : « Notre club n’a que trois ans. Ce n’est que le début. » Le bar se vide rapidement. Quelques supporters se décident à prendre une dernière bière. Le verre de la tristesse. Pas de chance, le patron a épuisé tous ses fûts. Sans doute le seul à avoir passé une bonne soirée.
Par Guillaume Vénétitay, à Bangalore