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On était au Superclásico
Le grand classique du football argentin, entre Boca Juniors et River Plate, a été, sans grande surprise, très pauvre en jeu (1-1). Mais l'essentiel était ailleurs. Dans les tribunes, précisément. Pour son premier retour à la Bombonera depuis son passage en deuxième division, River a été accueilli comme il se doit par le peuple xeneize. Un grand spectacle. La seule chose qu'il reste à un football en sale état.
Il a plu toute la semaine, mais ce dimanche, c’est un beau soleil d’automne qui rayonne sur Buenos Aires. Pas n’importe quel dimanche, puisque ce 5 mai, c’est jour de Superclásico à la Boca. Pas non plus n’importe quel Superclásico, d’ailleurs. Près de deux ans après son historique relégation en deuxième division, River Plate est de retour à la Bombonera. Chez l’ennemi, bien décidé à rappeler aux joueurs et aux 4000 fans du Millonario qui ont fait le déplacement ce douloureux épisode. Comme prévu, la previa, l’avant-match, est entièrement dédiée à ce passage sombre de l’histoire du club de Nuñez. Tout en haut du stade, l’unique et immense tableau d’affichage annonce « Début du match dans 95 minutes » . Mais le stade est déjà plein à 90%. Désormais seul club, avec Independiente, à n’avoir jamais connu l’étage inférieur, Boca savoure et inaugure son nouvel album. « Les années passeront, mais nous n’oublierons jamais que tu es allé à la B (la D2) » , « River, tu montes et tu descends, tu n’es plus un club, mais un ascenseur. » Facile, mais repris en cœur par tout le stade. C’est la grosse fête dans les tribunes, où les drapeaux jaune et bleu sont tous marqués d’un grand B. Sous ce vacarme, quelques minutes après l’arrivée de l’équipe, Riquelme débarque en civil et entre à son tour dans le vestiaire local. Blessé musculairement, l’idole de la maison ne jouera pas ce soir. Idem en face pour Trezeguet, opéré du genou il y a deux semaines.
Les poules aux œufs d’or
Devant nous, un grand black en long manteau noir s’installe au milieu des fans. Le sosie de Denzel Washington s’approche du secteur presse et demande en anglais la compo des équipes. « Je te comprends pas, negro. » À force d’insister, il obtiendra la feuille de match, puis passera 90 minutes à filmer le stade, émerveillé. Le coup d’envoi approche et les barrabravas font leur apparition. Drapeaux, tambours et ballons gonflables jaune et bleu d’un côté, rouge et blanc de l’autre. Pour la Doce, la puissante barra de Boca, ce match face aux Gallinas (les poules, surnom de River) est aussi le moyen de s’en mettre plein les poches. Près de 20% des entrées de la tribune Popular, le kop local, sont destinés à la revente. Le prix, 1000 pesos. Environ 150 euros au taux de change officiel. La barra récupère également l’argent des stationnements autour du stade (50 pesos par voiture) et de la vente des sandwichs et boissons. Un beau commerce, en somme.
Les joueurs vont faire leur apparition et le stade est en transe. Hurlements, fumigènes, pétards et papelitos pour l’entrée des locaux, bronca assourdissante pour les visiteurs. Le stade saute comme un seul homme, faisant littéralement trembler les tribunes. Le match commence et bim, ouverture du score immédiate de Lanzini pour River. Le temps s’arrête l’espace de cinq secondes, puis la Bombonera repart de plus belle, comme si de rien n’était. Au bout d’une dizaine de minutes, les fans de Boca réalisent quand même que leur équipe est menée au score et la nature des chants change. C’est l’heure du fameux « Pongan huevos, la concha de su madre » . « Posez vos couilles, la chatte de sa mère » , en VF. Classe. Sur le terrain, comme d’habitude, ce n’est pas beau à voir. Boca balance des longs ballons vers Santiago Silva, l’éphémère attaquant de la Fiorentina, pour qui le match se résume à une série de gros duels. Un joueur sort du lot quand même, l’excellent Sanchez Miño, au-dessus techniquement et particulièrement intelligent tactiquement.
Une histoire de banderoles
À défaut d’avoir du beau jeu, les supporters s’enflamment pour chaque duel remporté par les leurs. Oui, l’engagement est particulièrement apprécié en Argentine. Autre spécificité locale, de grande importance, attention, montrer d’où l’on vient. Toutes tribunes comprises, une cinquantaine de banderoles aux noms de villes ou de quartiers sont accrochées comme elles peuvent, sur les grillages, les poteaux, les rambardes. Ce sont les peñas de supporters. Tout en bas de la Popular, ceux qui n’ont pas trouvé de place pour leurs banderoles les tiennent à la main, tout au long du match. Passion. Devant eux, un type déguisé en fantôme, avec un énorme B rouge sur le ventre, se balade d’un côté à l’autre de la tribune sans jamais se soucier de ce qu’il se passe sur le terrain.
Peut-être bien qu’il a raison, au fond. Ce match compte pour la 12e journée du Tournoi Final, et Boca n’a gagné qu’une seule fois, lors du match d’ouverture. Pire, les Bosteros ont récemment encaissé un 6-1 à San Martin de San Juan, une équipe avec un bon pied en deuxième division. Du coup, Bianchi concentre ses forces sur la Libertadores, d’où les petites rotations face à River. La bande à Ramón Díaz, l’idole du club à la bande rouge, passé par Monaco, est elle dans une meilleure période, puisqu’elle est encore en course pour le titre. Mieux en place dans un match qui reste pauvre, River gâche deux belles opportunités de faire le break, maintenant Boca en vie. La mi-temps approche et Erviti trouve Silva, pour l’égalisation. Explosion. Et mouvement de foule dans la Popular. Les papiers se remettent à voler dans tous les sens, et cette fois c’est tout le stade qui reprend les chants de la Doce, un peu seule ces dernières minutes.
Expulsion, folie et incendie
La pause est l’occasion pour tout le monde de se poser un peu et de reprendre des forces, sauf pour les vendeurs ambulants, qui profitent du calme pour se lancer dans des secteurs d’une densité impressionnante. Le jeu a repris, mais il ne se passe rien. Pas une occasion, pas trois passes d’affilée dans le camp adverse. Juste des fautes et des tacles, qui font souvent lever les foules. Quand un joueur reçoit le ballon, il a environ deux secondes pour le lâcher s’il ne veut pas se faire découper. La ferveur a laissé place à la tension. C’est le moment où il ne faut surtout pas perdre. Un centre raté termine dans la tribune derrière le but, on ne reverra jamais le ballon. On s’ennuie un peu, jusqu’à l’expulsion de Ramón Díaz. La Bombonera est faite de telle manière qu’il faut traverser le terrain pour rentrer au vestiaire. Le tunnel est sorti d’urgence et une petite dizaine de flics vient protéger avec les boucliers l’entraîneur rival des jets de projectiles. « Vos sos de la B ! » (Tu es de la D2), hurlent les fans locaux à Ramón qui, d’un geste de la main, leur répond que non, pas lui.
L’évènement qu’il fallait pour relancer la partie. Pas sur le terrain, où le spectacle est de pire en pire, mais dans les tribunes, qui décident de prendre les choses en main. « River, dis-moi ce que l’on ressent, en jouant en deuxième division, je te jure que malgré les années, nous n’oublierons jamais » , le tube de l’après-midi est repris par tous dans un bruit impressionnant. Le stade devient fou, hors-contrôle. D’immenses fumées jaune et bleu jaillissent du bas des tribunes, les pétards explosent de partout, les supporters grimpent aux grillages et à chaque recommencement, la chanson monte en intensité. L’arbitre est obligé d’arrêter le match une dizaine de minutes. Peu importe, la fin de match est pour les supporters. À ce moment-là du match, c’est la réputation du stade qui compte. L’équipe n’a pas les armes pour dominer River, c’est donc dans les tribunes qu’il faut l’emporter. Dans toute cette folie, des bandes publicitaires ont pris feu dans la partie haute de la tribune. Des lances à eau sont déclenchées, mais elles atteignent plus les supporters qu’autre chose, provoquant de nouveaux mouvements de foule. Galvanisée, l’équipe locale met un coup de pression en fin de match, mais on en restera là (1-1). Un match nul fêté par la Bombonera. À la fois la beauté et la tristesse du football argentin actuel : une ferveur disproportionnée, et la satisfaction de ne pas perdre.
Par Léo Ruiz