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On était au plus gros et au plus fou derby d’Asie

Par Guillaume Vénétitay, à Kolkata
5 minutes
On était au plus gros et au plus fou derby d’Asie

Ce dimanche, la ville indienne de Kolkata a vibré pour son derby, l'un des plus vieux du monde. La rencontre entre East Bengal et Mohun Bagan comporte son lot d'histoires, entre suicide, identités exacerbées et supporters totalement fous. Et le match s'est terminé par une raclée historique.

Ils sont compressés par dizaines à l’arrière d’utilitaires à ciel ouvert, mais ils s’en fichent. C’est jour de derby. Des camionnettes à perte de vue sillonnent la ville de Kolkata (anciennement Calcutta), avec à leur bord des supporters d’East Bengal, habillés en sang et or, ou de Mohun Bagan, vêtus de bordeaux et vert. Direction le Salt Lake Stadium. Ça gueule, ça chante et ça picole. Les camionnettes les plus tunés diffusent de la musique. On se double et se redouble pour que les supporters puissent se chambrer. « On s’invective, mais ça ne va pas plus loin. Même si on a nos clubs dans le sang et qu’il y a de la tension, on ne se bagarre pas » , rigole Sanjay, supporter de Mohun Bagan. Au pire, quelques crachats sur une camionnette adverse.


Si l’Inde est folle du cricket, Kolkata, capitale du Bengale-Occidental, est dingue de football. Et donc de son derby, le plus gros et le plus vieux d’Asie. D’un côté, Mohun Bagan, fondé en 1889, héros de la lutte pour l’indépendance pour avoir battu pieds nus les Britanniques en 1911. En face, East Bengal, issu d’une scission des dirigeants de Mohun Bagan en 1920, et plus titré que son rival. Un match qui attire régulièrement 100 000 spectateurs, avec un pic à 131 000 en 1997. À l’opposé d’une Indian Super League (ISL) sans âme, de ses franchises, ses dollars, ses stars au formol.

« Ils mangent des insectes, ça prouve leur niveau ! »

Au-delà de ces simples faits, le derby est avant tout une histoire d’appartenance. « Mohun Bagan est le club des ghotis(natifs en bengali, ndlr), de la partie ouest du Bengale. Après la partition de l’Inde en 1947, les immigrés du Bangladesh (Pakistan Oriental jusqu’en 1971, ndlr) se sont rapidement identifiés à East Bengal » , explique Susmita Gangipadhyay, journaliste du quotidien Uttar Banga Sambad. Les deux camps exacerbent ainsi leurs différences de culture. « Les supporters d’East Bengal ? Ce sont juste des réfugiés » , se moque Argha, 19 ans. À Kolkata, on ne choisit pas son équipe. Les trajectoires familiales déterminent la couleur du maillot. Le foot et les identités se jouent aussi dans l’assiette. La veille du match, lors du dernier entraînement public de Mohun Bagan, des types sont venus avec des crevettes géantes à la main. Le plat de la victoire. Ce qui fait marrer Avik, supporter sang et or. « Des crevettes ! Ils mangent des insectes (sic), ça prouve leur niveau… Nous, on mange un poisson royal, le hilsa. »

Suicide et vente de maison

Et encore plus que l’identité, le boro (le grand, en bengali, à propos du derby, ndlr) se résume surtout à des matchs épiques, des tragédies, une passion qui frise la folie. Trois exemples. En 1975, East Bengal écrase Mohun Bagan 5-0 en finale de l’IFA Shield, l’une des plus vieilles coupes de l’histoire du foot. Dépité, un supporter se suicide, pensant se réincarner en footballeur pour venger son équipe. En 1980, seize personnes meurent dans un mouvement de foule. Il faut aussi raconter l’histoire de Bapi Majhi, figure des supporters de Bagan. La saison dernière, ce vendeur de thé bedonnant a vendu une partie de sa maison pour financer le déplacement jusqu’à Bangalore lors de la dernière journée de l’I-League (la Ligue 1 indienne, dont l’édition 2015 a été remportée par Bagan, ndlr)

Et ce dimanche, quel est l’enjeu ? C’est l’avant-dernière journée de la Calcutta Football League (CFL), championnat local précédant l’I-League, qui débute en janvier après l’interlude ISL. Un point et East Bengal sera sacré champion. « On peut perdre un championnat, mais on doit gagner le derby » , résume Srinjoy Bose, secrétaire général associé de Mohun Bagan. L’équipe d’East Bengal n’a pas beaucoup bougé par rapport à la saison dernière. Mohun Bagan, empêtré dans des soucis financiers, a renouvelé les 3/4 de son effectif champion d’I-League. « On a une équipe inexpérimentée. Mais c’est aussi un moyen pour les jeunes de se montrer » , relativisait avant le match Sanjoy Sen, l’entraîneur.

Les supporters de Bagan ont compris que la tâche serait dure. Leur moitié de stade est moins garnie. 75 000 personnes au total. Ça fait du bruit, mais c’est la jauge basse pour un derby, toujours joué au Salt Lake, sur terrain neutre. Dès la 2e minute, le Coréen Dong, star d’East Bengal, ouvre le score. Dans un match de niveau CFA qui se joue sur un faux rythme et sous une chaleur accablante, East Bengal domine. À la 41e, Dong, à 20 mètres et du gauche, envoie un coup franc dans la lucarne et a le mauvais goût de le célébrer en sortant le pas de danse de Gangnam Style. 2-0 à la mi-temps.

Katsumi chauffe les fans

Sanjoy Sen fait alors entrer le chouchou des supporters : le Japonais Katsumi. À son arrivée sur le terrain, il chauffe ses fans. La partie prend enfin des allures de derby. C’est tendu, bouillant. Deux bombes artisanales explosent en tribunes. À la 50e, Dudu, l’attaquant de Bagan, est expulsé suite à un mauvais tacle. S’ensuit une embrouille ubuesque où tous ses coéquipiers poussent les arbitres jusqu’à les faire reculer de 30 mètres sur le terrain. East Bengal s’envole vers son 6e titre consécutif en CFL et en profite pour humilier son rival avec deux nouveaux buts. 4-0, fermez le ban. Alors que les joueurs d’East Bengal exultent après le coup de sifflet final, l’arbitre sort un dernier rouge pour un joueur de Mohun Bagan et quitte la pelouse escorté par une dizaine de policiers.

La folie et la passion sont donc toujours là. Jusqu’à quand ? Les deux équipes n’ont en effet plus le faste des années passées. Éclipsées par l’ISL, affaiblies par des infrastructures vieillissantes et une instabilité économique. « Je ne pense pas que ces deux clubs peuvent disparaître. Néanmoins, les jeunes des classes moyennes sont moins passionnés que les jeunes des 70s. Ils regardent plus la Premier League et la Liga » , analyse Dhiman Sarkar, journaliste du Hindustan Times. Qu’importe, l’heure n’est pas à la réflexion pour les supporters de Bengal. « On a montré que Bagan était un petit club, ils ne sont rien » , jubile un fan, parti pour une nuit de fête. Ceux de Mohun Bagan sont déjà en camionnette. Têtes basses et sans chanter, après une raclée qui restera dans les mémoires.

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Par Guillaume Vénétitay, à Kolkata

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