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On était au Clásico d’Avellaneda
Une ambiance comme il n’en existe pas chez nous, Mauro Camoranesi, un disciple de Che Guevara, un gamin surdoué qui n’a rien contre le port d’arme et Eduardo Tuzzio capitaine. C’est, entre autres, ce qu’a réservé le deuxième match le plus attendu de l’année en Argentine, le Clásico entre Racing et Independiente.
Un Clásico, un dimanche à 11h du mat’. En pleine messe dominicale. Logique en fait, le football et la religion étant assez difficiles à distinguer ici. Les fortes pluies qui se sont abattues sur Buenos Aires ces derniers jours ont retardé d’un jour l’un des deux matchs les plus attendus de l’année en Argentine. Il y a d’abord le Superclásico, Boca-River, de loin le plus médiatique. Et ensuite, ce Racing-Independiente, Clásico d’Avellaneda, localité du sud de la capitale. À deux heures du coup d’envoi, les bus s’empilent aux abords de ce grand terrain vague, au milieu duquel ont été bâtis deux grands stades. En premier plan, le Cilindro, l’enceinte du Racing. Au fond, les tribunes vertigineuses de l’Estadio Libertadores de América, domicile d’Independiente. Dans l’air, une forte odeur de fumigène, déjà. Les feux d’artifice éclatent au milieu d’une masse bleue et blanche agroupée au bas des gradins. Un contrôle policier léger avant de passer le ticket dans une machine pas loin de rendre l’âme, ticket récupéré quelques mètres plus loin par un type soucieux de remplir le stade, ou de faire rentrer les copains. « C’est pour les gamins dehors, ils viennent de Mar del Plata. »
Lanús, Gerli, Castelar, Quilmes, La Plata, Mendoza. Qu’ils viennent de la petite localité d’à côté ou de l’autre bout du pays, tous les groupes de supporters accrochent la banderole de leur lieu d’origine aux rambardes du stade. Ceux qui n’ont plus de place la tiennent même à la main. Apparemment, c’est important. El Cilindro offre un spectacle étonnant. Petit mais dense (50 000 places), très proche du terrain mais ultra sécurisé. Grillages et barbelés empêchent de passer d’une tribune à l’autre, tandis qu’une douve sépare les tribunes de la pelouse, accessible via des ponts-levis de petite taille. Drôle d’ambiance. Une bonne heure avant l’entrée des joueurs sur la pelouse, l’ambiance, ce sont les milliers de supporters d’Independiente qui s’en chargent. Emparqués dans une des tribunes hautes du stade, ils se distinguent par le rouge vif de leurs maillots et le bordel qu’ils foutent. La pression monte au fur et à mesure que le stade se remplit, et les fans du Racing prennent rapidement le dessus, criant de toutes leurs forces leur bonne dizaine de chants anti-Rojo.
Lisandro López, le Che Guevara et Eduardo Tuzzio
De ces deux clubs historiques, aucun n’est au niveau d’antan. Pire, les deux doivent engranger les points cette saison pour ne pas vivre l’expérience récente de River Plate, la relégation en deuxième division. Actuellement, dans le système de moyennes sur trois ans, El Rojo est dernier du classement pour le maintien et donc plus que jamais en grand danger. Avec le Milan AC, Independiente, 14 titres de champion et 16 titres internationaux, est le club à avoir disputé le plus de Coupes Intercontinentales. C’est un monument, à la dérive. Un de plus en Argentine. Le Racing, sans trophée depuis 2001, ne va guère mieux, mais est moins menacé. À défaut de titre de champion, ses derniers faits d’arme sont deux titres de meilleur buteur du championnat. L’année dernière, avec Teófilo Gutiérrez, et en 2004, grâce à un certain Lisandro López.
Comme il est de coutume en Amérique latine, l’entrée des joueurs est spectaculaire. Un immense nuage de fumée bleue et blanche s’élève de la tribune et efface complètement le parcage d’Independiente, asphyxié. Les gradins tremblent littéralement et les décibels de Beşiktaş prennent une sacrée claque. Deux flics tentent de s’introduire dans une tribune, mais se font renvoyer à leur position. Los hinchas sont entrés dans cet état de transe qu’ils viennent chercher au stade. Comme ce type au profil de vendeur de beignet un 15 août au Grau-du-Roi, jogging, marcel, casquette bien enfoncée sur le crâne et maillot des années 80 sur l’épaule, allant d’un côté à l’autre de la tribune pour cracher sa haine contre les joueurs et supporters adverses. Les deux capitaines se serrent la pince. D’un côté, Sebastián Saja, portier du Racing, qui avoue lire des textes de Che Guevara pour s’inspirer de ses talents de leader. De l’autre, Eduardo Tuzzio. Oui oui, celui de l’OM.
Balotelli, avec les poils et sans les muscles
Le premier corner pour El Rojo est injouable. Une fois la vague de projectiles passée, le jeu reprend. Sur le terrain aussi, c’est un gros bordel. Huit joueurs dans 10 m2, des tacles venus d’un autre sport. Au milieu de tout ça, Camoranesi, nouveau renfort de l’Academia (surnom du Racing), joue à un autre niveau. Propre, simple, juste. Il calme le jeu des locaux, excités par leur public, brouillons, mais nettement dominateurs. Pepe Sand, leur numéro 9, plus lent que Lucho et moins technique que Civelli, rate à peu près tout jusqu’à son ouverture du score, favorisée par la main fébrile du gardien adverse. Explosion du stade, qui se tourne tout entier vers le petit groupe en rouge tout en haut. « Celui qui saute pas va à la B (seconde division) » et autres politesses. Les visiteurs tirent la tronche. En tribune comme sur le terrain, ils sont acculés, éteints, KO. Pour les achever, Centurión, gamin de 19 ans dont la photo une arme à la main circule sur internet, commence son festival. Juste avant la mi-temps, il fait exclure Morel Rodríguez, qui, avec un nom pareil, est sûr de ne jamais jouer à l’OM, coupable de fautes à répétition sur lui.
Mais c’est en deuxième période qu’il devient inarrêtable. Des humiliations sur des tout petits périmètres, des débordements en veux-tu en voilà, puis la passe décisive pour le doublé de Sand, qui ne trouve rien de mieux que de fêter son but comme Balotelli. Avec les poils et sans les muscles. Tout ça parce qu’il était accusé de surpoids. Le supporter à la casquette ne sait plus où aller crier. Tous chantent, dansent, tirent sur les cordes vocales. Des gamins de 8/10 ans escaladent les grillages. La guardia imperial, principal groupe de supporters, relance un chant au moindre apaisement, repris par tout le stade. Sous la tribune d’Independiente, un bonhomme en équilibre sur les barbelés fixe depuis le début du match les milliers de fans ayant fait le déplacement, enchaînant des gestes étranges avec ses mains. Apparemment, celui-là n’est pas venu pour voir le match. Sur le terrain, Tuzzio est toujours la même arnaque, avec son profil de défenseur central rugueux de 3e division district, qui évite au maximum de courir, mais pas de mettre des coups. Le supplice s’arrête là. Les supporters d’Independiente ne traînent pas pour quitter le stade, laissant les locaux dans leur euphorie. En remportant le Clásico, le Racing a déjà en partie réussi sa saison. Ça valait bien le coup de laisser passer la pluie.
Par Léo Ruiz