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On a vécu le Superclásico à la Bombonera

Par Markus Kaufmann, à la Bombonera
On a vécu le Superclásico à la Bombonera

Jeudi soir, une Bombonera spectaculaire accueillait River Plate pour la phase aller de la demi-finale de Sudamericana, la Ligue Europa locale. Un Superclásico fait de bruits, de sensations et de couleurs plus que de jeu, qui aura permis d'évaluer le moment spécial que vit cette rivalité exacerbée. Comme le dit Tata Martino, « le football argentin est apocalyptique. Il est hystérique, tricheur, truqueur. L'esthétique est méprisée. Le résultat cache tout. » Jeudi, à Buenos Aires, le 0-0 l'a plutôt mis en évidence. Passion, peur de perdre et choc de planètes.

En ce jeudi d’un mois de novembre qui cherche le début de l’été à Buenos Aires, le Superclásico commence aux alentours de neuf heures du matin dans un wagon de la ligne du métro reliant le quartier de Palermo au Centro. C’est la rencontre entre un supporter de Boca au maillot violet, qui déguste la fin d’une brique de lait probablement peu écrémé, et un clochard ayant l’écusson de River tatoué sur le bras, assis sur une chaise volée dans un café, en plein milieu du wagon. La suite est folklorique : chants vigoureux, coups de poing virtuels et belles paroles. « Mon pauvre, t’es descendu encore plus bas que la B… » , dit le bostero, à qui l’ivrogne répond : « T’as rien compris, l’indien. Le match commence dans 10h ! »

À peu près sept heures plus tard, la Chevrolet de Marcelo, taxi et hincha de Boca, déboule vers le sud de la capitale, mais refuse de s’avancer : « Ce match, je l’ai senti toute la journée dans mon pauvre bide. Mais plus les années passent, plus j’ai appris à prendre les précautions. Je ferme ma bouche et je fais confiance. » Cette saison, c’est-à-dire ce semestre, River joue avec ses pieds tandis que Boca joue avec son bassin. Un classique : le palet footballistique raffiné de la bande rouge, et l’esprit guerrier des Génois. Pourtant, Boca semble bien plus confiant à l’idée de disputer ce match. « De toute façon, quand les deux équipes jouent sur deux planètes différentes, comme ce semestre, le Superclásico dérègle le système solaire et fait en sorte qu’elles se rencontrent violemment l’une contre l’autre quoi qu’il arrive » , poursuit Marcelo. Une histoire de pression : que ce soit une demi-finale, un quart ou un huitième, une victoire est une élimination du rival absolu et donc l’équivalent d’un titre.

« La dernière fois, c’était pour Román »

À deux rues, la Bombonera s’élève majestueusement, avec ses airs de jouet pour adultes. Alors que toutes sortes d’hinchas défilent, des familles aux hommes en costume, en passant par un gang de filles en leggings, deux personnages font contraste : un gorille tatoué effrayant, et Ernesto. Vieil homme moustachu en chemisette, au bob bleu et jaune et au dos courbé, il a interrompu la lecture de son journal pour regarder la foule rêveuse : « Non, ça fait des années que je ne vais plus au stade, je laisse ça pour les jeunes. La dernière fois, c’était pour Román. Mais je passais par là, et je voulais sentir l’odeur du match. D’habitude, tu remarques les habitués qui ne se rendent plus compte de leur chance, et ceux pour qui c’est la première fois. Mais là, tout le monde est excité. Moi, je préfère me préparer comme ça que devant ma télé. » À l’intérieur de la boîte de bonbons, les deux virages sont remplis dès 18h30. Mais les deux sont bleu et jaune. Depuis que la barra brava de la Boca a décidé de régler ses différends, l’Argentine a pris la décision difficile de bannir les supporters visiteurs. « C’est vrai qu’on a l’impression de s’exciter tout seuls parfois, tout a changé. Avant, il s’agissait d’effrayer les gallinas (les poules, un surnom de River, ndlr), aujourd’hui on se concentre pour faire trembler leurs joueurs. Et ça, c’est facile franchement… » dit un vendeur de choripán aux airs de pirate. En cet avant-match, tout tourne autour de la pression, de la peur et de la façon de prendre River à la gorge.

« Papa ? C’est ça, être bourré ? »

La Bombonera aiguise ses couteaux en rigolant, comme un bateau pirate se préparerait avant de partir à l’abordage. Mais pourquoi tant de confiance alors que, footballistiquement, River surclasse son rival depuis un an ? « Boca, nous, on a un esprit d’équipe de coupe. Les matchs au couteau, on connaît. En revanche, River n’a jamais été à l’aise dans ce genre d’affrontements. Regarde, ils ont gagné plus de trente championnats, mais seulement deux Libertadores. En 2004, la dernière fois, au match retour on a senti qu’on marchait sur un fil avant le but de Carlitos (Tévez). Mais les tirs au but, ils étaient pour nous, c’était écrit ! » raconte un journaliste bostero de Mar del Plata en jubilant. Dans le programme officiel, River est même présenté comme « une équipe fatiguée et pleine de doutes » . Alors que la presse a droit à l’autre football argentin, c’est-à-dire un Defensa y Justicia qui accueille Newell’s devant 3000 courageux, la Doce (la barra de Boca) chauffe l’atmosphère. Dès qu’un uniforme rouge s’aventure sur la pelouse, il est reçu par des « vos sos de la B ! » (ta place est en D2, en VF, ndlr). L’ample répertoire de chants est ensuite repris : une nouvelle version de la chanson « Décime que se siente » : « T’es parti en deuxième division – t’as brûlé le Monumental – cette tache ne s’effacera jamais » , et notamment un efficace « vous montez, vous descendez, on dirait un ascenseur ! » Enfin, l’ascenseur émotionnel se met en marche à cinq minutes du coup d’envoi pendant l’entrée des joueurs. C’est le moment que choisit la Bombonera pour faire exploser ses lumières, pétards et feux d’artifice. Les papiers volent dans tous les sens, les chants s’emportent et le spectacle est cosmique. Alors que le stade revient sur terre, un gamin demande à son père : « Papa ? Je me sens tout bizarre. C’est ça, être bourré ? » Ivre d’excitation, d’adrénaline et d’envie d’en découdre.

Un bateau pirate et les extérieurs de Gago

Comme il fallait s’y attendre, Boca commence son match à toute vitesse. Des crochets de Martinez, deux bons ballons d’un Gago qui semble dans un bon jour et une série de duels gagnés. Pour souffler, Vangioni découpe Martinez par derrière au bout de quatre minutes, au prix d’un petit jaune. Le stade explose. Alors que River a pris l’habitude de développer le football le plus fin du pays, à partir de relances au sol et de triangles, la tension est telle que lors des vingt premières minutes, Marcelo Barovero, gardien et capitaine, dit à Jonathan Maidana de laisser tomber : dégagements, dégagements et dégagements. Sur le côté, un petit Gallardo s’excite et crie comme il peut, mais ses joueurs ne l’entendent pas. Ah, si seulement il avait réalisé une performance guardiolesque dans ce stade… Mais la hinchada de Boca n’est pas surnommée la Doce pour rien. Comme nulle part ailleurs, le stade est acteur de la rencontre : aucune communication possible entre Gallardo et ses hommes, ni même entre les joueurs eux-mêmes. La Bombonera leur a bandé les yeux et bâillonné les bouches. À la dixième minute, quand « El Comandante » Chávez – le meilleur joueur de Boca cette saison – attaque la défense de River, celle-ci tremble et dégage loin. Côté bleu et jaune, Boca propose un football d’intensité interrompu par quelques gestes de rue, notamment les extérieurs de Gago.

Mais surtout d’intensité : les duels sont violents, les coups d’épaule renverseraient Barcelonais et Madrilènes, et certains tacles sont bien trop dangereux. Au milieu de tout ça, les joueurs ne s’arrêtent jamais : le football argentin à son paroxysme, c’est-à-dire un football sans souffle, vertical au possible, impatient et hystérique. En fait, si les places ont atteint des prix ahurissants (à partir de 400 euros au marché noir), c’est peut-être parce que ce match ne peut s’apprécier qu’à l’intérieur de l’enceinte, tant le jeu semble pauvre à la télévision. À la 30e, Martinez doit finalement sortir, alors que Vangioni est bien sur la pelouse. De son côté, Pisculichi tente quelques jolis gestes, en vain. Avant la mi-temps, une embrouille générale éclate après une faute de Ponzio, qui n’aura jamais réussi à remplacer le jeune Kranevitter. À la mi-temps dans les toilettes, les commentaires sont pessimistes : « Tout ça, ça ne fait que montrer que Boca n’a rien, rien, rien. Au moins, River a des joueurs, quoi. Pisculichi, Teo, eux, ils peuvent faire quelque chose. » Mais ces joueurs sont surtout sans jus : alors que Boca a pu se reposer en championnat, River joue toutes les compétitions en même temps, et se déplace dès ce dimanche dans le Cylindre du Racing, son poursuivant direct en championnat…

Beau jeu et pression

À ce jeu-là, celui de la force et des ballons qui volent, certains se font héros : c’est le cas de Funes Mori, géant central de River, et puis César Meli, milieu supersonique de Boca qui court dans tous les sens. Deux minutes de reprise, et Gago s’envole sur un tampon de Carlos Sánchez (qui aura semblé omniprésent après avoir joué 45 minutes pour l’Uruguay mardi soir, comme quoi). Mais le Cinco se relève aussitôt, malgré le manque de jeu. Ce n’est pas un problème d’espace, c’est un problème de pression. La peur de perdre, et donc de voir l’autre gagner, est tout simplement plus grande que le talent des vingt-deux acteurs. La question serait de savoir lequel de ces deux éléments est le plus disproportionné : le talent ou l’intensité de la rivalité ? Dans un tel contexte, est-ce que le Barça de Guardiola aurait pu faire danser le Real de Juande Ramos en 2009 ? Qui sait. Toujours est-il que River refuse d’essayer de jouer, par peur et fatigue, alors que Boca joue comme toujours, en lâchant les fauves, mais sans Juan Roman Riquelme pour les guider, mener et faire briller. Si seulement River avait joué, Boca aurait pu se lancer dans ses transitions rapides menées par son Comandante Chávez. Un homme qui, à l’image de Luis Suárez, n’attend jamais la cavalerie pour partir au combat.

Malgré l’entrée du Puma Gigliotti, malgré les penaltys qui auraient pu être sifflés et les tacles par derrière non sanctionnés, ce sera un 0-0 pour ce match aller. « T’avais pas de rouge sur toi ? » ira demander Arruabarrena à l’arbitre Trucco à la fin du match. Pendant le match, le public craint toute passe en retrait : « Nooon, pas ça ! » et « Ne joue pas là, carajo! Pourquoi tu te mets à jouer près de ta surface ?! » Mais au coup de sifflet final, il ne se gêne pas pour déplorer le mauvais football : « Boca n’a pas encaissé de but à la maison, et River n’a pas perdu. Mais nous, on doit être contents ? » peste un père de famille dans les escaliers bondés qui recrache tout le bleu et jaune de la ville. Un journaliste se retourne une dernière fois vers la pelouse avant de partir : « Pardon, football » . Mais derrière les râleurs et les mélancoliques, les autres semblent avoir parfaitement assumé le fait d’avoir fait de cette rivalité quelque chose de plus qu’un match de football, et de ce sport quelque chose de plus qu’un « jeu » . Eux, ils attendent le retour sans exiger beaucoup plus. Ils savent bien que lorsque deux planètes se rencontrent, le résultat ne peut être autre chose qu’une explosion cosmique.

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