- Coupe du monde 2014
- Finale
- Allemagne/Argentine (1-0)
On a vécu la défaite de l’Argentine à Buenos Aires
Hier après-midi, Buenos Aires a beaucoup rêvé de sa soirée, de ce match, d'une victoire et des couleurs qu'auraient pu avoir les prochaines années... Hier après-midi, l'Argentine pouvait devenir championne du monde. Une troisième étoile attendue depuis 28 ans. Mais après une nuit de pleurs, de chants et d'incidents, la finale a laissé place aux regrets. Car si le parcours fut beau, ici on n'oublie pas Carlos Bilardo : « Le football est joué pour gagner… Les spectacles sont bons pour le cinéma, le théâtre… Le football, c'est autre chose. Certaines personnes confondent ! »
La montée vers l’Obelisco
Il est 15h à Buenos Aires, et l’Argentine finit à peine de déjeuner au milieu d’un hiver doux. Dans une heure, sa Selección joue la finale de la Coupe du monde. Et s’ils sont plus de 100 000 à être allés voir la chose de leurs propres yeux à Rio, la capitale ne s’est pas vidée pour autant. Une masse de bleu et blanc remonte l’avenida 9 de julio, jusqu’à l’Obelisco, et on comprend mieux l’utilité d’avoir la plus large avenue au monde. L’Argentine a beau avoir deux fois moins d’habitants que l’Allemagne, « elle n’a peur de personne » , comme l’a dit le Jefecito Mascherano. Et tout le monde sort pour le montrer. Les femmes sont maquillées de bleu et blanc, les gamins ont enfilé leur numéro 10. Tout est bleu et blanc, des vitrines décorées des librairies aux bus remplis de hinchas qui croisent l’avenue en klaxonnant. Évidemment, on chante le fameux « Brasil, decime qué se siente » . Les pieds avancent, les têtes rêvent déjà.
Si des Messi sont clonés partout, les flocages du 14 de Mascherano ont connu une croissance affolante ces dernières semaines. Le chef, le leader, le guide, l’exemple de cette Selección, c’est Javier. « Certes, il n’est pas capitaine. Mais les leaders n’ont pas besoin d’un brassard pour exercer leur leadership. Mascherano a montré de toute part sa force humaine et sa classe » , a même dit Diego Simeone, qui s’y connaît plutôt bien en leadership. Masche-Messi, un tandem génial, au contraire de certaines bandes de gamins remontant l’avenue. Dès 15h30, les premiers incidents apparaissent. Gentils pétards, provocations, puis jets de bouteilles de verre. Petit à petit, la foule se disperse dans les rues adjacentes à la recherche d’un écran. Par précaution, par expérience, ou les deux, la majorité des bars a fait entrer suffisamment de monde pour battre un record de ventes de Quilmes jusqu’à 15h15, puis a fermé les portes, et les grilles. Impossible de trouver une télé à un quart d’heure du match. Alors qu’il reste cinq minutes avant le coup d’envoi, le centro de Buenos Aires se transforme en un endroit étrange : des avenues vides, quelques cris, et quelques courses inattendues. Un vieux qui se rend compte qu’il est en train de rater les hymnes, deux jeunes qui sont allés chercher les bières trop tard, et ceux qui n’ont pas trouvé de bar, et qui regarderont leur propre finale de Coupe du monde à travers une vitrine. Peu importe, en fait, tant qu’ils lèvent la coupe…
« Pas en finale, Pipita, noooooo… »
Quelques bars ouvrent discrètement leurs portes aux chanceux. À l’intérieur, l’ambiance est démente. La sélection engage une passion comparable à celle d’un club ailleurs dans le monde. Une histoire de culture et de traditions. L’Albiceleste a ses propres codes, ses propres chants, ses propres valeurs. Et si certains maillots de River et Boca se sont tout de même invités, rappelant que les clubs ont conservé le pouvoir de la passion, tout est bleu et blanc. Quand le match commence, la salle lâche des derniers cris d’encouragement comme si elle jetait des dés : c’est parti à Rio. L’espoir des contre-attaques succède rapidement aux craintes des phases de possession allemande : plus Lavezzi dribble, plus Buenos Aires y croit. Mais s’il y a quelque chose auquel la capitale n’arrive pas à croire, et n’arrivera d’ailleurs certainement jamais à croire, c’est l’occasion ratée d’Higuaín à la 20e minute, seul face à Neuer. « Pas en finale, Pipita, noooooo… » Comme partout, ici aussi Higuaín a ses fans et ses haters. Les uns et les autres se distinguent rapidement, alors que Lavezzi continue à étonner tout le monde. Dix minutes plus tard, quand Pipita trompe Neuer à contre-pied, le bar explose. Un, deux, trois, quatre, cinq… Cinq secondes, c’est le temps qu’il faut pour que l’écran affiche à nouveau ce « 0-0 » qui ne bougera plus, ou presque. Et cinq secondes à croire que son pays est en train de gagner une finale de Coupe du monde, c’est long. La célébration d’Higuaín n’aide pas les choses : cinq secondes d’ivresse, puis le cauchemar et la violence de la réalité.
Le serveur, lui, n’a rien pu voir. Trop occupé à courir entre les rêveurs, il pose la question essentielle, qui met un terme aux discussions de bar qui s’étaient engagées, sur la possession, la défense, le pressing et autres positions philosophiques. « Bon, qui a eu les occasions les plus claires ? » Un timide « c’est nous » glace ceux qui osent l’entendre : l’Argentine ne perdra pas de façon humiliante comme le Brésil, mais si elle perd, elle le fera avec des regrets éternels. Au retour des vestiaires, personne ne comprend la sortie du Pocho Lavezzi, mais tout va trop vite pour se donner le temps de réaliser… Un hors-jeu d’Higuaín lui vaut quelques insultes. Et quand Messi se présente seul dans la surface, il tire à côté. Il rate. Messi rate. Le 10, le génie, le Messie, rate. Pourtant, il avait brillamment réussi à convaincre tout le monde, même ici. Le 10 devait finir par résoudre cette histoire. Il en avait largement le talent et le génie. Mais non, il rate et disparaît à nouveau, tandis qu’Higuaín apparaît encore : énorme sortie de Neuer sur Pipita. Tout le pays s’insurge contre l’arbitre italien, qui refuse aux Argentins la « pena maxima » , alors qu’on l’avait généreusement accordée à Brehme en 1990… Oui, le gardien dégage le ballon. Mais si ça n’est pas une faute, alors le gardien a le droit à tout pour tenter de toucher ce foutu ballon. Plus personne ne fera confiance à cet arbitre, même lors de la grande série de fautes sur Schweinsteiger.
« Il faut la conserver, la faire tourner… »
Alors qu’il se démène depuis plus d’une heure tout seul au pressing contre Neuer et les arbitres, Higuaín est finalement envoyé au repos. Palacio fait son apparition. Le bar applaudit, certainement pour son passé à Boca, mais un homme s’oppose et entre dans une colère folle. « Nooon, pas Palacio ! Il faut la conserver, il faut la faire tourner… On a besoin de Maxi ! » Maxi Rodríguez pour garder le ballon, ou Palacio pour continuer le pressing et donner de la profondeur aux passes de Messi ? Mais Maxi aurait-il suffi ? Higuaín est finalement ovationné, parce qu’il a tout donné, et qu’on sait que c’est l’essentiel. La tension a peu à peu remplacé les chants, qui se font de plus en plus virulents, mais de plus en plus rares. Quand Palacio manque une nouvelle occasion, ça gueule « Mais pourquoi vous vous compliquez tous la vie ? » Mais où sont passées la poésie de Valdano et la fantaisie de Burruchaga ? Maradona donnera la réponse le soir même dans son programme De Zurda : « on dirait que Neuer bouche tout le cadre. C’est pour ça que les attaquants ont tant essayé d’ajuster la mire. » Finalement, la tension montera jusqu’au bout, c’est-à-dire le but de Götze. Au moment même où la police fait son apparition dans le bar, le Super Mario allemand exécute Romero. Un signe ? Même pas. Alors que l’Argentine vient de perdre une finale de Coupe du monde, l’humour n’a pas sa place.
Un pays aux yeux sur la nuque
Certains n’attendent même pas le coup de sifflet final pour rentrer chez eux et rejoindre la maison, ces quatre murs qui font du bien quand la réalité fait mal. Il n’est que 19 heures à Buenos Aires, et la soirée ne fait que commencer. Les sentiments sont mitigés. Certains rentrent chez eux, dans le silence. On pleure, on peine à réaliser, on peine tout court à faire quoi que ce soit. Les portenos marchent lentement, comme s’ils étaient en train de digérer. Ceux-là, ils apprendront que Messi a été « élu » meilleur joueur du tournoi bien plus tard. D’autres ne veulent pas oublier, pas tout de suite en tout cas. Ils n’ont pas vécu 1986, ni 1990, ni même 1978. Ils viennent à peine d’apprendre ce que c’est, que d’accompagner le parcours de la Selección jusqu’au dernier souffle d’un Mondial. Eux, ils se dirigent à nouveau vers l’Obelisco, pour prolonger le plaisir, malgré la tristesse. Plus tard, la multiplication des incidents poussera la police à intervenir durement, l’idiotie d’une minorité étant toujours plus forte que la joie, la bonne foi et les célébrations de tous les autres.
Alors, quel bilan ? D’une part, le discours « somos Argentina » de Messi aura finalement survécu : l’Albiceleste a signé son grand retour au premier plan du football mondial après des années de frustration. L’Argentine quitte ainsi la compétition la tête haute. « Le front haut » , comme on dit ici. D’autre part, la frustration est infinie, et cela ne fait que commencer. L’éternel, c’est long. À quelques minutes près, à quelques centimètres près… Les plus belles paroles ne sauront jamais supprimer ces regrets. Pour décrire cette façon de remuer le passé, le poète argentin Juan Gelman – décédé cette année – utilisait l’expression « avoir les yeux sur la nuque » . Ce matin, Buenos Aires ne sait plus où regarder.
Par Markus Kaufmann, à Buenos Aires
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