- Mondial 2022
- Dans les coulisses
On a regardé Espagne-Allemagne dans la fan zone réservée aux travailleurs migrants dans la Zone Industrielle de Doha
Pendant que 68 895 personnes venues du monde entier garnissaient la stade Al Bayt pour suivre l’affiche opposant l’Espagne et l’Allemagne (1-1), une partie de ceux qui font tourner la capitale qatarienne s'est retrouvée à l'Asian Town Cricket Stadium de Doha pour vivre l’événement. On y était.
Débarquer à Asian Town oblige le visiteur à découvrir un autre Doha. Celui qu’on ne voit pas sur les spots publicitaires, invisibilisé par les luxueux gratte-ciels pour expats de The Pearl et les autres excentricités dont l’émirat a le secret. Asian Town se situe au sud-ouest de Doha, en bordure de la zone industrielle où vivent une partie des travailleurs migrants qui font tourner la mégalopole. On pourrait la qualifier d’artère commerçante entièrement dédiée aux populations venues d’Asie du Sud-Est. Comme tous les coins hype de Doha, elle a son « Mall » – un immense centre commercial -, une ribambelle de commerces en tous genres et pas mal de grands parkings pour s’y garer. À un détail près : ce n’est pas vraiment le genre d’endroits où l’on peut trouver les Galeries Lafayette ou le Printemps. Ici, les noms d’échoppes ne sont pas écrit dans l’alphabet latin, les trottoirs sont délabrés et la lumière présente de manière sporadique. Pourtant, comme pour dire « merci » à tous ces fidèles travailleurs qui ont bossé au risque d’y laisser la peau pour que cette Coupe du monde ait lieu, c’est là que le Qatar a implanté l’une de ses fan zones. Là, donc, que pas mal se retrouvent après le boulot pour tenter de s’évader d’une réalité qui n’a rien d’un conte de fées.
Asie ou debout, le football se vit partout
Lorsque l’on pénètre à l’intérieur de la fan zone sur les coups de 20h30, c’est une foule éparse qui s’est posée ici et là, à même le sol ou sur les palettes ornant la dalle de béton, les yeux rivés sur un écran géant diffusant la fin de la rencontre entre la Croatie et le Canada. L’entrée est gratuite, tout est chapeauté par la FIFA, mais contrairement au Fan Festival de la Corniche de Doha – un équivalent de la Promenade des Anglais -, il n’y a pas de grosse enseigne Adidas ou des stands vendant de l’alcool. À la place, il y a quelques gargotes qui vendent des mets népalais, indiens ou encore pakistanais. Pas étonnant, lorsqu’on sait qu’au Qatar, les trois plus grandes communautés qui sont indiennes, bangladaises, népalaises représentent quasiment la moitié de la population totale sur le territoire. Tous ont un point commun : ils sont venus chercher ici une vie meilleure, provisoirement voire sur la durée, ou sont là pour envoyer un peu d’argent pour le reste de leur famille restée au pays.
C’est le cas de Mandeep*, peut-être le plus grand fan de Kylian Mbappé au Népal. Malgré son gabarit frêle, il fait partie de l’équipe de la sécurité de la sélection tunisienne. « Chez moi, je peux voir l’Everest depuis ma fenêtre, raconte-t-il, visiblement moins ému du point de vue qu’il a sur Wahbi Khazri. Moi, Je suis là seulement pour la Coupe du monde, et ensuite je rentrerai chez moi. » Une situation qui ne l’inquiète pas, du moins en façade, et qui ne l’empêche surtout pas de gueuler lorsque Andrej Kramarić s’offre son doublé à l’écran. La Croatie s’impose 4-1, et en attendant que le choc de la soirée débute, un petit groupe de musique enchaîne les reprises sur une petite scène située sous un autre écran géant : celui de l’Asian Town Cricket Stadium, qui se trouve juste à côté. Une enceinte de 13 000 places ouverte en 2013 – en même temps que le Mall – pour y accueillir des matchs de cricket comme son nom l’indique. Sauf pendant ce Mondial 2022.
« On va voir à qui il va s’attaquer ! »
À l’intérieur, il y a ceux qui préfèrent rester assis à parler de tout et de rien sur la pelouse cramée ou dans les gradins. Il y a aussi « des groupies » qui se déchaînent sur les reprises des hymnes de la Coupe du monde ou I Gotta Feeling des Black Eyed Peas. Et d’autres qui jouent au foot au milieu de deux petits cages. C’est là que se trouve Mohammad* justement, lui qui s’adosse à l’une des barrières comme on le fait sur une main courante d’un écrin champêtre. Vêtu d’un habit traditionnel blanc, ce Pakistanais bosse actuellement dans un fast-food américain et gagne « environ 1300 riyals » (334 euros, NDLR) par mois. Un peu plus que le salaire minimum local, qui s’envole à 1000 riyals. « C’est la première fois que je viens ici, éclaire Mohammad. Demain soir ou un autre soir de la semaine, je reviendrai jouer ici avec des amis. Mais je viens surtout pour voir le match ! »
Le match, justement, entre l’Espagne et l’Allemagne, commence enfin. Tout le monde regagne son siège ou son lopin de terre, les ballons sont récupérés par des membres du staff qui s’occupent de l’enceinte, et le silence se fait. Quelques cris s’échappent d’entrée, lorsque Dani Olmo voit son chef-d’œuvre annihilé par Manuel Neuer. Il ne fait aucun doute qu’une majeure partie de l’assistance supporte l’Allemagne. Lorsque Antonio Rüdiger croit marquer de la tête, certains se lèvent et se mettent à danser. Deux Népalais, eux, sont plus distraits et observent un scarabée arriver dans leur direction. « On va voir à qui il va s’attaquer ! », lâche le plus ancien des deux, hilare. Eux aussi supportent l’Allemagne pour une raison simple : « L’Espagne a déjà gagné un match dans ce Mondial ! » Argument imparable.
Match nul, Hitler et écran géant
La mi-temps arrive déjà à Al-Bayt. L’Espagne et l’Allemagne se tiennent en respect, mais Ruben* est agité au téléphone. Ce jeune Bhoutanais qui porte un maillot de la Nationalmannschaft finit par raccrocher, et la raison de son amour pour la formation allemande va vous surprendre : « J’aime l’Allemagne depuis que je suis gamin, et c’est grâce à Hitler ! » Hitler ?! « Oui, dit-il en dégainant une photo du dictateur allemand sur son smartphone pour éviter tout quiproquo. Il a défendu son pays, seul, contre les États-Unis, la Russie, l’Angleterre… C’est grâce à lui finalement si aujourd’hui, j’aime Miroslav Klose ou Thomas Müller ! » L’ouverture du score d’Álvaro Morata à l’heure de jeu permet d’écourter cette discussion.
Ce n’est qu’après vingt minutes de souffrance que Niclas Füllkrug libérera finalement la cohorte de fans allemands, dont Ruben, qui exultent devant la prouesse de leur nouveau héros. 1-1, score final. Il est 23h55, et tout ce beau monde se dirige vers la sortie. Robert, qui vient d’Ouganda, est un peu déçu : « Mon ami, après le parcours raté de l’Allemagne en 2018, je n’ai pas encore envie qu’ils se loupent. Je voulais qu’ils gagnent ce soir ! Mais je crois que si l’Espagne bat le Japon et qu’eux battent le Costa Rica, ça peut le faire. » Pour accompagner leur départ, un message diffusé sur l’écran géant rappelle les différentes animations prévues ce lundi, les horaires des prières ou encore l’affiche entre le Portugal et l’Uruguay qui conclura la journée à 22 heures, heure locale. Le genre de match qu’une bonne partie de ces hommes de l’ombre ne verront jamais dans un stade. Pour celà, il faut posséder l’Hayya Card, une sorte de visa, pour espérer faire la fête avec le reste du monde, celui qui est au Qatar pour profiter de leur travail. Mais une nouvelle fois, comme tous les soirs, ce sera à travers un écran qu’ils verront des milliers d’autres vivre leur rêve.
Par Andrea Chazy, à Doha
* Les prénoms ont été modifiés pour protéger les principaux concernés.
Photos : AC.