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On a assisté au Croatie-Espagne à la Philharmonie de Paris
Mardi soir, la Philharmonie de Paris innovait en accueillant le « premier match-concert » de l'histoire : à l'image, Croatie-Espagne, à la musique, un orchestre symphonique et un groupe de rock, en live.
Est-ce un opéra, ou un stade de foot ? Observer l’allure des spectateurs pénétrant dans la majestueuse salle de la Philharmonie de Paris, c’est épaissir le doute. Les gradins et la fosse sont pleins d’une foule hétéroclite : on y croise des mélomanes habitués en costume, mais aussi des supporters portant maquillage, maillots et drapeaux. Comme s’il était impossible de se décider, dans cette soirée peu ordinaire. C’est un projet un peu fou qu’a lancé Tatane, le « mouvement pour un foot durable et joyeux » : réunir deux mondes que tout oppose. Celui de la musique, la grande, la belle, la savante, celle qui se joue avec un orchestre symphonique et des dizaines de musiciens. Et celui du football, le vulgaire, le passionné, le populaire, celui qui se joue sur une pelouse avec vingt-deux joueurs et un ballon. Le principe du soir est en théorie simple, en pratique très ardu : accompagner en direct le match Croatie-Espagne avec un concert qui réagit aux événements.
Un grand écart culturel qu’assume totalement Brieux Férot, cofondateur de Tatane à l’origine de l’événement : « La Philharmonie a été faite pour attirer un public venu des quartiers, moi je ne vois jamais ces gens oser aller ici, argumente-t-il. Tatane est là pour leur permettre de venir. » Les 2000 jeunes invités pour assister au spectacle ont les yeux qui brillent devant Iniesta et Rakitić, mais peut-être, sûrement aussi en observant les cordes et les cuivres de l’orchestre. D’autant que les instruments sont maniés par des ados de leur âge : les étudiants du Conservatoire à rayonnement régional (CRR) de Paris. Le match-concert réconcilie les contraires, à l’image de Bartolomé et Madeleine, un jeune couple installé au premier balcon. Lui ne serait « jamais allé » voir un concert de musique classique. Elle est ravie d’échapper « au match de foot au PMU avec une bière » .
Morata et Kalinić marquent en musique
Quid du match ? Les lumières s’éteignent, l’écran géant s’allume… Et l’on coupe progressivement la voix – pourtant fort musicale – du tonitruant Omar da Fonseca, pour laisser place à la musique. La scène est scindée en deux : à droite, l’orchestre symphonique et ses rangées de jeunes musiciens. À gauche, un groupe de rock, avec guitare, basse, batterie, synthé et chanteuse. L’objectif ? « L’orchestre accompagne le match avec des plages de musique classiques durant de quatre à cinq minutes, expose Brieux Férot. Le groupe de rock est là pour créer des ruptures, de la friction, envoyer du son et réagir aux événements du match. »
Dont acte. Après quelques minutes, alors qu’un silence flotte dans l’air, orchestre et groupe se joignent dans une courte reprise de Simply The Best… Dix secondes plus tard, Morata leur répond en ouvrant le score pour l’Espagne. La musique sonorise le football : avec à propos, quand l’incontournable Celebration précède l’égalisation des Croates. Avec humour (ou maladresse ?) quand Marko Rog découpe joyeusement Cesc Fàbregas avec All You Need Is Love en fond. Les musiciens semblent anticiper l’action… Pas de magie dans tout cela, mais un simple tour de passe-passe : le match est diffusé en léger différé de deux minutes. Aux manettes, Brieux Férot assiste à la rencontre en direct, et communique avec les chefs d’orchestre pour lancer les plages musicales soigneusement préparées en amont. Une machinerie bien huilée qui donne aux spectateurs l’impression d’assister à un véritable spectacle musico-footballistique.
De Van Halen à Brahms
D’autant que les arrangements classiques sont le fruit d’un minutieux travail. Xavier Delette, directeur du CRR de Paris et chef d’orchestre ce mardi soir, détaille son approche sur le choix des morceaux. « J’ai travaillé sur la notion de cavalcade, une forme de rythme qui traduit l’idée de course, ce qui s’applique bien au sport, détaille-t-il. Pour illustrer l’Espagne, je me suis servi des grands compositeurs de ce pays, comme Albeniz ou de Falla. » La Croatie est elle accompagnée par les symphonies des compositeurs slaves, et des mélodies venues des Balkans. Les connaisseurs peuvent savourer les œuvres de Mendelssohn, Smetana, Brahms ou Saint-Saëns. Croatie-Espagne se prête à l’exercice. Au délice auditif s’ajoute le plaisir visuel, lorsque se meuvent sur le pré des artistes dont le jeu ne demande qu’à être mis en musique : le toque espagnol étire son rythme de flamenco, égayé par les éclairs solistes d’Iniesta et David Silva. Les Croates enchantent par leur maîtrise technique et leurs mélodieuses fulgurances. Un match de maestros, taillé sur mesure pour les symphonies. Et dire que le plus brillant des chefs d’orchestre, Luka Modrić, n’est pas là pour apporter sa note à la chanson…
La soirée est un régal partagé. Par le public, qui rit aux paroles d’Allô maman bobo lorsqu’un joueur se blesse, ou s’enflamme lorsque Sergio Ramos rate son penalty teasé par la musique d’Ennio Morricone… Par les artistes, comme Clément, 16 ans, premier violon de l’orchestre, qui apprécie « pouvoir innover avec des formes de musique moins classiques » , devant des spectateurs plus enflammés qu’à l’accoutumée. Et par Bartolomé et Madeleine, qui ont chacun leur regard sur le spectacle. Lui a l’œil du footeux : « La musique se mariait bien avec les fluctuations du jeu : dans les séquences de possession, le tempo était plus lent et adapté, analyse-t-il. À l’inverse, à chaque temps fort, un son plus énergique nous faisait vibrer. » Elle a enfin pu apprécier un match : « Le jeu est mis en valeur par la musique, et pour des gens qui s’y connaissent peu, c’est utile de sentir quels sont les moments de tension en fonction du rythme musical. » C’est un succès incontesté, et incontestable : le public explose de joie sur le but de la victoire de Perišić, accompagné par Happy de Pharell Williams. Et s’enthousiasme sur les dernières secondes, égrenées au son du Final Countdown. C’est terminé, les spectateurs réservent une immense ovation aux musiciens, qui achèvent leur soirée par un superbe We Are The Champions tout en cordes et en grandeur épique. Mission accomplie : le football se trouve d’autres horizons musicaux que les chansons officielles de supermarché. Et c’est plutôt une très bonne nouvelle.
Par Hadrien Mathoux