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Non, N’Golo Kanté n’est pas un modèle de vertu
Après les révélations de Mediapart faisant de N'Golo Kanté « le joueur qui ne voulait pas être payé à Jersey », rares sont ceux à ne pas avoir salué l'intégrité du joueur de Chelsea. Pourtant, la réception de cette enquête auprès du public et des médias ressemble plutôt à une vaste méprise.
Serions-nous tous tombés dans le panneau ? À écouter les réactions et les commentaires suivant les dernières révélations des Football Leaks dont l’acteur principal est N’Golo Kanté, voir le milieu des Bleus refuser d’être rémunéré via une société offshore basée dans un paradis fiscal ne serait qu’un « Kanté fact » de plus. Ainsi, l’épisode « Kanté se couvrant de la cape de justicier face à l’évasion fiscale rongeant le monde du foot » ne serait que la suite de « La Terre est composée d’eau à 71 % et c’est Kanté qui se charge de couvrir les 29 % restants. » Il n’y a qu’à voir les titres de la presse (sofoot.com compris) pour mesurer à quel point ce geste a été perçu comme un acte de résistance face à la fraude et la preuve de la bonté de N’Golo Kanté.
Beaucoup de médias n’ont pas hésité pas à ajouter un cadre homérique à cette information, quitte à donner un rôle de héros ordinaire à N’Golo Kanté. En vrac, « Comment N’Golo Kanté a tourné le dos aux paradis fiscaux » (Le Point), « Comment la presse a convaincu N’Golo Kanté de renoncer à un montage offshore » (lequipe.fr) ou encore « N’Golo Kanté, salarié « normal », a renoncé à un montage offshore » (AFP, repris sur plusieurs sites). Sur Twitter, faire du joueur de Chelsea un chevalier blanc s’érigeant face au système pourri est fait avec encore moins de discernement : « N’Golo Kanté est la droiture faite homme » , peut-on lire sur le fil de la journaliste de Mediapart Faïza Zerouala, quand l’humoriste Thomas Wiesel parodie les paroles de la chanson de Vegedream : « Comment il s’appelle le joueur qui est tellement parfait que c’est le seul à apparaître dans les Football Leaks, mais pour se faire féliciter ? Kanté. N’Golo N’Golo Kanté. »
[DUEL] – Kanté refuse un paradis fiscal : Est-ce vraiment un joueur à zéro défaut ? #EDS
— L’ÉQUIPE du soir (@lequipedusoir) 14 novembre 2018
Une leçon de kantéchisme
Avec une certaine innocence et de la bienveillance, même Blaise Matuidi a alimenté cette idée préconçue qui ferait de son partenaire un homme incorruptible. « N’Golo fait tout bien en fait(Rires.)Je n’ai pas été concerné par ça, mais je n’ai pas trop suivi ces histoires. Après, je ne suis pas surpris, il fait du N’Golo, ce n’est pas un tricheur(Rires.), juste un peu aux cartes » , a commenté le relayeur de l’équipe de France en conférence de presse. Dans son édition papier du jour, L’Équipe s’est essentiellement concentrée sur le transfert avorté du petit milieu au Paris Saint-Germain, soulignant la gourmandise de ses deux représentants Grégory Dakad et Abdelkarim Douis à laquelle ne pouvait répondre Olivier Létang, alors en charge du dossier. Mais le fond de l’affaire est résumé dans un second temps, avec un court article introduit de la sorte : « C’est entendu : N’Golo Kanté ne répond pas à tous les critères du footballeur moderne. »
Une formule qui permet de bien comprendre pourquoi N’Golo Kanté bénéficie de tant de mansuétude : après deux semaines ayant vu une succession de révélations pointant les écarts des différents acteurs du football, de Mbappé à Manchester City en passant par le PSG et Monaco, apprendre que le milieu de terrain a refusé de dissimuler une partie de ses revenus apparaît forcément comme une nouvelle rafraîchissante. En gros, un argument allant à l’encontre du « tous pourris » et une raison de croire que le foot n’est pas foutu. Pourtant, il serait erroné d’affirmer que N’Golo Kanté a les mains complètement propres dans cette affaire. Et les reprises médiatiques n’ont pour la plupart donné qu’un vague raccourci de celle-ci. « Si on lit bien ce papier, on sent bien que cette histoire n’est pas normale et est même hors normes, explique Yann Philippin, auteur de l’enquête et de l’article paru sur Mediapart. J’ai bien pris soin de raconter le début. Il y a une progression dans l’histoire qui ne se résume pas à ce qui a été repris un peu partout et résumé en un « Kanté a refusé ». C’est plus complexe que ça. »
Le diable se cache dans les détails
En effet, plusieurs zones d’ombre planent encore sur cette affaire et ne permettent pas d’affirmer que N’Golo Kanté (ou du moins son clan) est lavé de tout soupçon. D’abord, si l’on s’en tient aux faits, N’Golo Kanté a « congédié brutalement Philippe Flavier » , son agent de toujours. Un revirement effectué juste avant de signer à Leicester, pour s’entourer ensuite de deux nouveaux conseillers, beaucoup plus obscurs : Grégory Dakad et Abdelkarim Douis, qui n’étaient pas encore enregistrés comme des agents reconnus par les fédérations, et qui se sont attelés à faire grimper les enchères lors des négociations. Pourquoi un tel choix de la part du joueur ? Des représentants qui, en plus de ça, ne prennent pas la peine de gérer les sollicitations médiatiques, comme a pu le découvrir Mediapart. « C’est l’omerta, regrette Yann Philippin. N’Golo Kanté est un des joueurs les plus populaires en France, un des meilleurs milieux défensifs du monde… Tous les joueurs de ce calibre ont un dispositif de communication : un avocat, un conseiller, un agent qui vous rappelle, vous envoie un courrier ou un communiqué. Mais là, il n’y a eu aucune réponse d’aucune sorte. Même pas un retour de mail. C’est extrêmement troublant et c’est la première fois que ça nous arrive dans les Football Leaks. »
Ensuite, la société offshore à Jersey a été créée six semaines avant son transfert à Chelsea. Si c’est bien le club londonien qui lui a proposé un montage financier prévoyant que la moitié de ses droits à l’image soit versée via ce paradis fiscal, le clan N’Golo Kanté avait mis en place la structure permettant ces arrangements avant les négociations avec son nouveau club. On apprend ensuite que le moment où l’ancien Caennais s’est rétracté, exigeant que ses revenus soient tous versés en Angleterre et qu’il paie ses impôts, arrive cinq mois après les premiers Football Leaks, publiés en décembre 2016. « Après avoir lu de nombreux articles de presse sur les droits à l’image et les enquêtes fiscales lancées contre les joueurs et les clubs, N’Golo est de plus en plus préoccupé par le fait que le montage qu’on lui a proposé pourrait être remis en cause par le fisc » , détaille son conseiller fiscal dans un mail envoyé à Chelsea en mai 2017 et récupéré par le consortium EIC. Comme si le climat ambiant autour des dérives du foot avait fait comprendre que le risque encouru était trop grand. Mais sans les révélations des fraudes de Ronaldo, Messi et consorts, N’Golo Kanté se serait-il interdit d’y plonger lui aussi ? Dernier point laissant dubitatif : la fameuse société NK Promotions basée sur l’île anglo-normande n’a toujours pas été dissoute… Peut-être un simple oubli, mais étrange pour quelqu’un qui serait plus blanc que neige dans cette affaire. Tout ça, Mediapart le relate clairement dans son article. Pourtant rares sont les mentions explicites de ces éléments encore flous dans les articles ce jeudi.
Kanté, « ce génie de la récup’ »
Ce qui a peut-être induit en erreur est le ton adopté dans l’article. Les premiers paragraphes dressent un portrait plutôt flatteur du joueur, en reprenant la petite chanson faite en son honneur ou en rappelant que le garçon roulait en Mégane dans Leicester. Un choix éditorial qui se défend, utile pour mettre en place un contexte, mais qui a pu être interprété de la mauvaise manière si on ne lisait pas l’article dans son intégralité. Surtout que certaines citations ont été prises comme argent comptant par certains médias ou lecteurs. Ainsi la phrase « N’Golo est inflexible : il veut un salaire normal » , prononcée par son conseiller fiscal, ne signifie pas que le garçon se contente d’un salaire décent. Seulement que celui-ci demande que tout soit correctement déclaré. Rien de plus ou de moins citoyen qu’Olivier Giroud qui est lui « payé à 100% en salaire par le club londonien, avec un taux d’imposition normal » — d’ailleurs, si on voulait à tout prix d’un article élogieux sur un footballeur qui est fiscalement exemplaire, pourquoi ne s’être pas plus attardé sur l’attaquant de Chelsea ?
Alors, non, il ne s’agit pas de dire que N’Golo Kanté est une sombre crapule, puisque effectivement le milieu n’est pas actuellement dans une situation répréhensible. « Il y a une chose qui est claire : N’Golo Kanté est quelqu’un d’honnête, assure Yann Philippin. Chelsea lui a promis une rémunération de 5 millions d’euros ultra-net. Évidemment, ça a un coût pour le club et les charges varient si c’est du salaire, du droit à l’image britannique ou du droit à l’image à Jersey. Ce montage est donc un subtil mélange entre la volonté de réduire les coûts pour le club tout en restant le plus possible dans les clous. Mais quand vous vous rendez compte que le montage est bizarre, on peut comprendre que N’Golo Kanté ait décidé de ne pas accepter le deal et de réclamer que les 5 millions promis soient versés de façon propre. » Cependant, rien ne permet non plus d’affirmer que N’Golo Kanté a envoyé valser un système corrompu ni craché sur un salaire mirobolant. Lui a juste écouté ses conseillers et agit dans l’intérêt de sa carrière. Se faire pincer pour évasion fiscale n’est bon pour personne, pas même pour l’humble « NG » . Finalement, le meilleur titre que l’on pouvait lire ces derniers heures sur N’Golo Kanté était à trouver dans les colonnes du Monde. Pourtant, l’article ne faisait qu’une référence lointaine aux Football Leaks, n’étant publié qu’une petite heure après la publication de l’article de Mediapart, et est en réalité un portrait exhaustif du joueur. Mais avec le recul et la nouvelle actualité le concernant, son titre affiche un double sens on ne peut plus à propos, vu la manière dont l’international a réussi à sortir de cette affaire sans égratigner son image. Le titre ? « N’Golo Kanté, ce génie de la récup » .
Par Mathieu Rollinger
Propos de Yann Philippin recueillis par MR.