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Mudryk : la lumière d'Ukraine

Par Adel Bentaha et Anna Carreau
Mudryk : la lumière d'Ukraine

En signant cet hiver à Chelsea et contre le prix exorbitant de 100 millions d'euros, Mykhaïlo Mudryk a entamé son ultime ascension au moment où son pays peut s'écrouler. Portait d'un génie acharné.

En janvier 2023, alors que toute l’Ukraine a les yeux rivés sur le front de Bakhmout, un jeune homme bien pressé file discrètement entre une séance de musculation le matin, et un entraînement sur le terrain l’après-midi pour rallier Londres dans le jet privé de Behdad Eghbali, copropriétaire de Chelsea. Les néoproprios des Blues avaient fait le déplacement jusqu’en Turquie, où le Shakhtar Donetsk entamait sa trêve hivernale, sous le soleil, pour convaincre le club formateur (dur à la négociation) de lâcher Mykhaïlo Mudryk contre 100 patates. Et si l’on en croit le récit de Serhiy Palkin, directeur général des Mineurs, dans The Athletic, l’offre des pensionnaires du sud-ouest londonien n’était pas spécialement supérieure à celle de ses voisins du nord, Arsenal, que « Misha » a toujours préféré. Qu’importe, à l’heure où le quotidien ukrainien est rythmé par les bombes et les coupures de courant, le gamin de 22 ans posera ses valises à Stamford Bridge, qu’il a visité pour la première fois muni d’un drapeau ciel et jaune. 

Enfant du post-Maïdan

Pourtant, le natif de Krasnohrad n’est pas habitué à la contrariété. Petit dernier d’une famille dont les parents sont profs, il est l’enfant prodige chouchouté qui doit rapidement quitter sa chambre tapissée de posters de Ronaldinho, Neymar et Cristiano Ronaldo pour l’académie du Metalist Kharkiv. Avec un rêve en tête : devenir Ballon d’or. « Déjà dans sa jeunesse, Mykhaïlo faisait parler de lui, rembobine Oleg Barkov, attaché de presse du Shakhtar, qui l’a suivi depuis ses premiers touchers de balle au Metalist. Il a excellé chez les jeunes et a brillé en Youth League grâce à sa vitesse et sa technique. » Dans cette Ukraine post-Maïdan, celle qui en 2014 (année où Mykhaïlo débarque à Donetsk) a poussé le président pro-Poutine Viktor Yanukovych à l’exil, le dribbleur originaire d’une région russophone représente donc « un peu le renouveau ukrainien, avec une jeunesse beaucoup plus dynamique et ouverte », appuie Jaba Lipartia, son ancien coéquipier à l’Arsenal Kyiv. Pour preuve, le blondinet a adopté très tôt l’anglais comme seconde langue, élément qui s’avère aujourd’hui capital à une bonne acclimatation en Premier League.

Quand il avait 15-16 ans, les jeunes ukrainiens le connaissaient déjà pour ses vidéos de jongles, de dribbles, etc. Le problème, c’est qu’à ses débuts avec le Shakhtar, beaucoup le méprisaient, en disant qu’il n’était qu’un jongleur de TikTok.

Roman Bebkh, journaliste ukrainien

Un profil en rupture totale avec les clichés qui collent à la peau des Ukrainiens. Loin du joueur de devoir comme on caricature tous ses compatriotes ne s’appelant pas Blokhine, Belanov ou Shevchenko, le désormais ex-numéro 10 du Shakhtar hérite, lui, du surnom de « Neymar ukrainien ». Et pas seulement pour ses dribbles dans le couloir gauche. L’homme aux 1,2 million d’abonnés sur Instagram affiche ainsi des cheveux teints blonds, des sweats trop larges, et d’innombrables tatouages faisant référence au travail, à la confiance en soi et à Jésus. Pas le même que celui du Brésilien et son « 100% Jesus », mais la version orthodoxe. Sur son cou, il arbore d’ailleurs plusieurs messages qui posent le décor : « Le talent n’est pas suffisant » et « Seulement Jésus ». Et de ce style particulier naîtra son statut de star avant l’heure. « Mykhaïlo était une “star” sur les réseaux sociaux, dont TikTok. Quand il avait 15-16 ans, les jeunes ukrainiens le connaissaient déjà pour ses vidéos de jongles, de dribbles, etc. Le problème, c’est qu’à ses débuts avec le Shakhtar, beaucoup le méprisaient, en disant qu’il n’était qu’un jongleur de TikTok, qu’il ne vaudrait rien une fois sur le terrain… », explique Roman Bebekh, journaliste ukrainien, proche du joueur.

Introverti, mal averti

Un petit contretemps, qui servira de leçon dans la construction de son image de futur talent, l’incitant à mieux gérer sa communication. Si ses publications sur les réseaux sociaux se résument aujourd’hui aux photos de son chat – avec qui il fait des FaceTime depuis Londres – ou des vidéos de lui poussant toujours plus de fonte, l’international aux huit sélections se sert surtout de sa plateforme pour se faire l’écho des différents bombardements meurtriers de la Russie en Ukraine. Depuis le début de l’invasion le 24 février dernier, « MM » a d’ailleurs basculé du russe, sa langue maternelle, à l’ukrainien. Énième preuve d’une grande capacité d’adaptation dont fait part Mykhaïlo, qui a tout de même fait les frais d’un apprentissage accéléré du mode de vie occidental, peu de temps après son arrivée en Angleterre. Certains supporters des Gunners, rancuniers du transfert manqué, ont ainsi déterré une vidéo publiée au mois de juillet dernier, dans laquelle l’intéressé reprend un couplet de Freestyle , du rappeur Lil Baby, contenant le « N-word ». La communication de la famille Mudryk saura vite réagir pour calmer la polémique.

Grâce à ce cercle rapproché, stable et éduqué, Mykhaïlo a donc appris à s’épanouir, sur et en dehors des terrains. Ce cercle s’est élargi récemment avec une équipe chargée de l’accompagner dans le travail invisible. Aujourd’hui, « Misha » dispose de son préparateur physique, d’une nutritionniste, et de tout un équipement lui permettant de mieux récupérer. « On a toujours du mal à lui dire de quitter le terrain en fin de séance, alors que ce n’est pas toujours bon de travailler autant, ironise Igor Jovičević, son entraîneur au Shakhtar jusqu’en janvier dernier. Je me souviens que les premières fois, j’en discutais avec lui, il me disait qu’il voulait être le meilleur du monde et qu’il devait travailler plus que les autres. » Une routine qui le renferme peu à peu, et lui vaut d’être décrit comme « introverti » par Davide Possanzini, adjoint de Roberto De Zerbi à Donetsk, qui a lancé le prodige. « Il ne parlait jamais, ni dans les vestiaires, ni en dehors. À part pour demander des conseils, je ne l’entendais jamais se plaindre ou râler, alors qu’un autre jeune aussi talentueux aurait très bien pu se sentir pousser des ailes. Non, lui, c’était l’inverse, il gardait tout pour lui. » Sur la même longueur d’onde, Jovičević se rappelle tout de même d’une prise de parole spontanée, un soir de match nul contre le Celtic (1-1). « Misha » était alors monté au créneau dans le vestiaire, pour consoler son coéquipier Danylo Sikan, auteur d’un énorme raté devant le but vide.

Jeune et ambitieux

Avant de poser les bases de ce qu’allaient être ses caractéristiques futures, Mudryk a tout de même dû s’accrocher pour faire son trou. À 18 ans, il accepte ainsi d’être prêté deux fois, sans broncher, aux hivers 2019 et 2020, à l’Arsenal Kyiv d’abord (dix matchs), au Desna Chernihiv ensuite (onze apparitions), pour se faire les crocs en Premier Liha. Mentor à l’Arsenal, Jaba Lipartia se remémore un bonhomme qui a rapidement éclaboussé la concurrence. « Avant qu’il ne débarque, on s’est dit que ce serait un gamin qui viendrait découvrir le niveau professionnel. Mais il était clairement au-dessus du reste, et il ne nous a fallu que deux semaines pour nous en rendre compte. » Issu de la meilleure académie, Mykaïlo survole des coéquipiers expérimentés et ne se gêne pas pour étaler ses fulgurances. « Les premiers jours, il ne faisait que dribbler, il n’arrêtait pas. C’était histoire de nous dire : “Les mecs, je suis plus fort que vous.” Et c’était vrai ! »

Mykhaïlo Mudryk à l’académie du Metalist Kharkiv (deuxième accroupi, en partant de la gauche).
Mykhaïlo Mudryk à l’académie du Metalist Kharkiv (deuxième accroupi, en partant de la gauche).

Si le Géorgien apprécie l’ambition de son protégé, cette pointe d’arrogance sur le pré en agace certains. Capitaine au Shakhtar, Taras Stepanenko le racontait d’ailleurs à The Athletic. « Plus jeune, je trouvais que son attitude n’était pas bonne. J’ai essayé de lui parler, et lui ai même envoyé une vidéo de Xavi, qui avait fait un beau discours sur les jeunes joueurs et la façon dont ils devaient se comporter. » Vexé, le gamin se ressaisit doucement à son retour de prêt à Donetsk, au cours de l’été 2021. Inspiré par le jeu de Neymar et la mentalité de Cristiano Ronaldo, il se réfugie dans son univers préféré : le travail. Davide Possanzini ajoute : « Avant même de signer au Shakhtar, notre initiative a été d’analyser les joueurs sur Wyscout. Et parmi les jeunes, Mykhaïlo sautait aux yeux. On s’est entretenus avec lui, on a évoqué notre plan de jeu et son rôle. » Pour illustrer ce rôle d’indispensable, Roman Bebekh ouvre la boîte à souvenirs. « Il avait 13 ans, et était à l’académie du Metalist. Un soir, alors que toutes les lumières du centre étaient éteintes, le directeur sportif, Yevgen Krasnikov, faisait une ronde. Et sur l’un des terrains, dans le noir complet, il tombe sur Mykhaïlo en train de s’entraîner. Quand Monsieur Krasnikov lui a demandé ce qu’il faisait, Mykhaïlo a répondu : “Je m’entraîne même sans lumière.” » Du romantisme, qui amuse encore aujourd’hui Heorhiy Sudakov, ami d’enfance et nouveau talent du Shakhtar. « Je m’en souviens ! “Misha” avait passé près de 9 heures sur le terrain. Tout cela va me manquer, nous avons joué ensemble pendant de nombreuses années… » 

L’horloge biologique

Et ces années laissent dans le rétro une certaine insouciance qui ne colle plus avec les exigences du monde pro, jusqu’à en oublier certains plaisirs. « Il m’a dit : “J’aimerais sortir, me poser avec une fille, mais je ne peux pas. Je n’ai pas le temps” », sourit Bebekh. De son côté, Possanzini n’en pense pas moins, décrivant un accro, à la limite du narcissisme, « qui passait beaucoup de temps en salle de musculation et scrutait la moindre parcelle de son corps. » Brûler les catégories, une manière pour lui de se donner les moyens de brûler les étapes. Une impatience qui lui joue des tours jusque sur le terrain, comme le souligne Igor Jovičević. « On a discuté et on lui a montré des vidéos pour lui expliquer : “Misha, c’est mieux de toucher cinq ou six ballons en un contre un, que de venir quinze fois dans l’axe en étant dos au but. Tu ne marques pas de buts et tu t’éloignes du but adverse.” Au début, ça l’agaçait de ne pas participer au jeu. »

Après l’entraînement, son truc, c’était de courir dans le vide avec le ballon. Il disait que c’était pour travailler sa conduite de balle.

Jaba Lipartia, coéquiper à l’Arsenal Kyiv

Car s’il est aujourd’hui reconnu en ailier supersonique, « Misha » n’a pas toujours mordu la ligne. Jaba Lipartia se souvient même d’un garçon destiné à faire sa vie dans l’axe. « Il n’a pas commencé ailier. Quand il est arrivé chez nous, il jouait en meneur de jeu. Je l’appelais “Tiki”, il m’appelait “Taka” parce qu’il me régalait. » Mais le naturel faisant bien les choses, son explosivité ne tarde pas à sauter aux yeux. Premier à en noter l’utilité : son coach à l’Arsenal, Ihor Leonov. « Après l’entraînement, son truc, c’était de courir dans le vide avec le ballon. Il disait que c’était pour travailler sa conduite de balle. Il avait tout prévu », conclut Lipartia.

Mental d’acier, Ballon d’or ?

La machine lancée, Mudryk a achevé sa mue auprès du duo Possanzini-De Zerbi. « Dans notre réflexion, Mykhaïlo est un ailier pur. Il court encore plus vite qu’à la télévision. Et la manière dont il arrive à fouetter le ballon de l’extérieur pour le garder près de son pied droit et ne pas le pousser trop loin est extraordinaire. Un joueur qui a une bonne conduite de balle est automatiquement un excellent technicien. » Dernier témoin de la révélation, Jovičević affirme qu’il ne pouvait pas en être autrement. « L’année passée (saison 2021-2022, NDLR), il a joué 19 matchs et n’a marqué que deux buts. On a donc parlé très sérieusement avec lui au sujet de ses statistiques, et nous avons redessiné l’équipe autour de lui pour que son jeu influence le reste. Puisque vous le comparez avec Vinícius Júnior, je dirais que celui-ci a beaucoup plus d’expérience au très haut niveau grâce au Real Madrid. Mais donnez-moi une situation où Vinícius a marqué depuis les 25 mètres, du droit et du gauche ? Ce type de situation montre que Mudryk est meilleur que Vinícius. En tout cas pour moi. » Une évidence pour le Croate qui, s’il regrette évidemment le départ de son joyau à Chelsea, se réjouit d’avoir assisté à la naissance d’un phénomène mondial. « Il y a six mois, on avait sur la table deux offres du Bayer Leverkusen et de Brentford, pour 22 millions d’euros. Il y avait la guerre, plus d’équipe, tous les Brésiliens partis. Mais les dirigeants ont rejeté ces offres, car ils savaient qu’il montrerait son potentiel en Ligue des champions. En six mois, il a fait gonfler sa valeur de 70 millions d’euros. » 

De vedette de TikTok à sportif accompli, Mykhaïlo Mudryk a donc remis l’Ukraine du football en avant. Comme le symbole d’une société nouvelle, jeune et dynamique, « pour intéresser les autres peuples, et qu’ils n’abandonnent pas ce pays », philosophe Igor Jovičević. Plus terre à terre, Roman Bebekh voit encore plus loin. « Avant lui, l’Ukraine se résumait à Andriy Shevchenko. Aujourd’hui, on ne parle plus que de Mykhaïlo Murdyk, un potentiel Ballon d’or. Après Oleg Blokhin, Igor Belanov et Sheva, le prochain c’est lui. » En attendant, tout cela, « Misha » a sûrement dû le prévoir.

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Par Adel Bentaha et Anna Carreau

Tous propos recueillis par AB et AEC, sauf mention.

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