Les quatre créateurs
Beppe Tardini, 37 ans, supporter du Sporting Club de Bastia et ancien responsable du groupe Bastia1905
ULTRASCORE, 34 ans, supporter de l’Olympique de Marseille plus vraiment actif au sein du mouvement ultra marseillais
Bete2ouf, abonné du virage Auteuil de 1997 à 2010
Roulian, Vieille Garde Ultra Boys 90 Strasbourg
L’interview
Pourquoi des supporters d’équipes différentes se regrouperaient-ils sur un forum pour discuter ?
Team MU : Les rivalités entre supporters, c’est surtout un truc de stade dans le cadre du folklore, de la foule et de l’enjeu d’un match de football. Finalement, quand tu rencontres un autre ultra en dehors du stade, c’est souvent intéressant et constructif, car tu partages la même passion.Beppe Tardini : Je pense que c’est dans la culture du supporterisme ultra : chercher à voir ce qui se fait ailleurs pour s’inspirer ou tout simplement juger de son niveau. Avant Internet, les seuls moyens de voir ce qui se faisait ailleurs étaient de se déplacer ou d’avoir des correspondances par courrier. D’ailleurs, les différents magazines comme Supertifo ou Sup’Mag (des journaux écrits par les supporters et pour les supporters dans les années 90, ndlr) l’avaient compris très tôt en proposant une sorte d’interactivité à travers leurs rubriques de correspondance et petites annonces. Internet a permis encore plus d’interactivité et rapidement des premiers échanges se sont noués à travers l’IRC de l’époque, puis des forums.
Au début des années 2000, vous avez donc décidé de créer le forum « Mouvement ultra » aussi appelé « MU » . Quels sont les avantages que peut offrir Internet ?
Team MU : Internet est très souple : aucune contrainte financière insurmontable, aucune contrainte d’investissement personnel en temps, gérer un forum tel que Mouvement ultra relève du hobby, on fait ça à côté de notre vie réelle. De plus, l’avantage d’Internet, c’est son interactivité en temps réel : dans la minute, on peut avoir la dernière info ou admirer les dernières photos… Cela permet aussi un échange en quasi-direct entre les membres.
Et les inconvénients ?
ULTRASCORE : Un peu les mêmes que les avantages. Le fait de la rapidité de la circulation des informations nous oblige à être très réactifs certains week-ends de matchs importants (les PSG-OM avant l’ère « qatari » , les derbys, les matchs où il y a eu des événements…). Les comptes-rendus (CR) peuvent vite déraper, et les modérateurs doivent souvent faire un gros travail pour rendre les sujets lisibles, éviter les insultes, provocations… J’ajouterais aussi l’anonymat des membres, le fait de ne pas savoir qui est derrière un pseudo. Certains conflits ou rivalités entre groupes naissent de messages postés par certains sur les forums. C’est principalement pour cette raison que les groupes et les « bons » membres actifs (les posteurs, personne écrivant un message sur le forum, un « post » ) rechignent maintenant de plus en plus à participer.
Il est sûrement difficile de vérifier certaines sources d’information ?
Beppe Tardini : Oui, beaucoup profitent de l’anonymat d’internet pour s’inventer une vie ou raconter des conneries. Mais ça, c’est le lot commun des forums sur Internet, que ce soit pour les ultras, la mode ou la chasse aux papillons. Ceci dit, le mouvement ultra reste un microcosme et il est assez facile de savoir qui est qui et de savoir qui est crédible et qui ne l’est pas.
Générer un forum de cette taille doit demander un énorme travail…
Team MU : Cela demande effectivement un gros travail, surtout une présence constante sur le forum pour modérer des propos provocateurs notamment. L’idée est de faire comprendre aux membres que les insultes et autres provocations sont nulles et surtout contre-productives par rapport au but d’échange que poursuit ce forum. Le forum, ce sont ses membres qui le font, pas les administrateurs : si les membres sont puérils, le niveau du forum sera faible, alors que si chacun échange dans le respect, il attirera des personnes qui savent qu’elles peuvent balancer de l’info, puisque cette info sera respectée.ULTRASCORE : Il ne faut pas oublier aussi que nous sommes tous bénévoles. Nous avons tous nos vies de famille, professionnelles, de tribune pour certains et nos autres activités à côté. À l’heure actuelle, MU n’est même pas une « association loi 1901 » et nous gérons de façon vraiment « amateur » et « artisanale » .
Vous aviez une rubrique « petites annonces » sur la précédente version de mouvement ultra. Et vous avez finalement décidé de la supprimer, pourquoi ?
Team MU : Il y avait trop de personnes qui s’étaient inscrites uniquement pour les petites annonces. Pour certains, il s’agissait d’un gros business, voire presque de petites entreprises. Entre les arnaques et le Business avec un grand B (écharpes à 500€, fausses annonces, faux matériel, etc), il y avait trop de choses qui ne devraient pas exister dans le mouvement. On a donc logiquement supprimé cette partie des petites annonces pour se concentrer sur le cœur du sujet : la vie des tribunes. Nous n’étions pas tous d’accord sur sa fermeture, car certains d’entre nous sont de vrais collectionneurs, et cette rubrique permettait d’agrandir sa collection. Mais la majorité a tranché.
L’idée de faire un véritable site plus qu’un simple forum a aussi vu le jour. Et cela commence à bien marcher… Comment est-ce arrivé ?
ULTRASCORE : Le forum, la base « historique » de MU, ne suffisait plus à faire des parties structurées. Dans un sujet de discussion (un « topic » ), l’information n’est pas classée par équipe ou groupe par exemple, on ne peut pas présenter comme on veut, avec des titres, sous-titres de rubriques. Au fil du temps, l’information est noyée et on la retrouve moins facilement. C’est d’autant plus vrai pour les photos. On a eu la chance d’avoir parmi les membres du forum une personne intéressée et motivée qui s’est proposée pour créer le site et le gérer. Il a donc intégré l’équipe. Sans lui, rien n’aurait été possible. Son pseudo est « bete2ouf » .
Bete2ouf : L’idée du site est multiple : tout d’abord mettre en valeur les communiqués officiels des groupes, et offrir une sorte de wiki du mouvement ultra, en France et à l’étranger. Ensuite, pour illustrer cela, nous avons mis en ligne plus de 2500 photos de tribunes, près de 200 livres, une grosse rubrique de matériel…
Plusieurs « concurrents » sont notamment apparus au fil des ans. Sans jamais réussir à vous « détrôner » . Pourquoi ?
Team MU : En économie, c’est ce que l’on appelle la « prime au premier entrant » . En toute modestie, nous sommes les précurseurs et donc les plus connus. De fait, le grand nombre de membres qu’il a rassemblé en a fait un forum incontournable pour quiconque souhaite avoir quelques infos sur le mouvement. Ce sont les membres qui font le forum à travers leurs contributions, pas l’équipe d’administration qui n’est là que pour proposer un cadre finalement.
Entre la taille du forum, le nombre d’inscrits et de messages et l’évolution du site internet qui commence à avoir une sacrée gueule, vous devez être sacrément fiers de cette aventure ?
Roulian : C’est effectivement gratifiant de savoir qu’on a, à un moment donné, et à notre échelle, participé au mouvement ultra français et d’en être sa vitrine la plus connue. Mais rien ne remplace le concret et l’investissement des jeunes gens dans leurs groupes respectifs.
Vous qui êtes de fins connaisseurs de la mouvance ultra, est-ce que les mentalités ont changé depuis la création du forum ?
Beppe Tardini : Disons qu’Internet est un excellent vecteur de propagation de modes. Je pense aussi qu’internet a fait beaucoup de mal au mouvement ultra. Avant, on devenait ultra parce qu’on avait des convictions quant au supporterisme de nos clubs respectifs. On n’avait rien à gagner à être ultra, puisqu’il n’y avait pas vraiment de médiatisation, cela restait underground, entre connaisseurs. Aujourd’hui, pas mal de jeunes arrivent en tribune, non pas par amour extrême de leur club, mais parce qu’ils ont vu de belles photos sur internet, parce qu’ils apprennent sur la toile le phénomène de bande que représente ce mouvement et ils y voient le moyen d’exister, d’être rebelle. La médiatisation du mouvement lui a fait perdre à mon sens beaucoup de sa spontanéité et de sa franchise. Des jeunes plus ou moins perdu y ont vu un moyen d’exister, certains sont même incollables sur le mouvement alors qu’ils sont inconnus de leur propre tribune. Aussi, je pense qu’internet a tendu à uniformiser le mouvement. Avant, chaque tifoseria avait ses spécificités en fonction de son club, de la culture de sa région… La mentalité d’une tribune se construisait uniquement sur le terrain, dans la tribune. Avec Internet, chacun peut s’approprier les modes venues d’ici ou de là, que ce soit sur les chants, sur la tenue vestimentaire ou de la radicalité du groupe. On a assisté à une sorte de mondialisation du mouvement ultra, les Britanniques deviennent ultras (une partie des supporters du Celtic), les Européens chantent sur des airs sud-américains, les Nord-Américains pompent en partie le modèle européen… En un clic, il y a moyen de s’approprier une culture qui n’est pas celle de notre terre. D’où un certain appauvrissement du mouvement ultra. Selon moi, la vraie richesse, c’est la différence.
Quel regard portez-vous sur la scène française aujourd’hui ?
Bete2ouf : La fin du mouvement ultra à Paris a affaibli le mouvement, car c’était la scène du top3 qui grandissait le plus. Mais je ne pense pas que cela ait impacté les autres outre mesure. Comme toujours, il y a des tribunes en forme, comme à Nantes, Metz (euphorie de la montée) et d’autres qui déclinent comme à Bordeaux, Marseille. Ensuite, il y a Saint-Étienne qui porte le mouvement. Enfin, il y a de bonnes tribunes à Lens, Nice, Lyon, voire Montpellier et Bastia en quantité moindre. Je pense que si Toulon, Strasbourg, et un deuxième club francilien remontaient, ça pourrait apporter pas mal également.Beppe Tardini : La scène française subit la conjoncture morose avec des autorités toujours plus présentes et toujours plus à côté de la plaque. Cela devient compliqué d’être ultra aujourd’hui en France ,et par conséquent, c’est aussi difficile de transmettre la mentalité aux nouveaux arrivants.Roulian : La répression bien sûr est responsable en partie de cela, mais un certain nombre de groupes ont fait aussi des mauvais choix d’avenir qui se payent maintenant.
C’est-à-dire ?
Roulian : Quand je parle de mauvais choix d’avenir pour les groupes, je pense notamment au fait que certains groupes ont voulu devenir trop gros en ouvrant au maximum leurs adhésions à tout le monde. Le revers de la médaille a été une perte de mentalité et de fraternité. Dans la même logique, il y a eu une dérive commerciale de certains groupes pour suivre le rythme. Que ce soit au niveau d’un merchandising en grosse quantité pour satisfaire la forte demande (car beaucoup d’adhésions) ou bien aussi la volonté de certains de se substituer au club dans la gestion de certains aspects (les abonnements, la billetterie, l’organisation de déplacement officiel, etc).
Existe-t-il une chance de la voir rebondir ?
Bete2ouf : Cela dépend surtout des dirigeants et des autorités. Je pense que pas mal de groupes sont ouverts au dialogue, mais pas sur un modèle de tribunes à l’anglaise, il nous faut nous inspirer des Allemands qui ont des stades pleins et le meilleur mouvement ultra d’Europe de l’Ouest. Roulian : Laissons passer l’Euro 2016 et son délire sécuritaire pour voir ce qui va rester derrière en matière de groupes et d’organisation. La nouvelle génération doit peut-être revenir à certains fondamentaux (chant, déplacement et tifo) très concrets du mouvement. Le mouvement est trop dans le paraître et non dans le faire en ce moment. Certains sont aussi trop dans le business pour pouvoir s’en sortir.
Après tout, est-ce que la mouvance ultra, de par son côté underground, n’est pas justement vouée à la disparition ?
Beppe Tardini : Je pense oui, c’est son essence même ! C’est compliqué d’être underground aujourd’hui dans notre société… Si on adapte trop le mouvement aux exigences de la société, ça ne sera plus le mouvement originel, celui qui te proposait la liberté de supporter ton club de façon quasi extrême.
ULTRASCORE : C’est selon moi l’un des points majeurs de divergence d’opinions entre les leaders des groupes ultras. Il y a ceux qui veulent rester « underground » , sans concession, car ils considèrent que c’est la base du mouvement, quitte à disparaître en « combattant » . Et les autres qui cherchent à discuter, à s’adapter, quitte à faire des compromis.
Peut-on appeler ultras des gens qui seraient prêts à s’asseoir à une table avec le ministère de l’Intérieur ?
Beppe Tardini : Perso, j’ai une vison à l’ancienne de ce que c’est qu’être ultra : il n’y a pas de compromis, tu es simplement guidé par l’amour de ton club et tu dois faire tout ton possible pour le soutenir et le protéger. Depuis la loi Alliot-Marie en 93, les entraves se sont multipliées et on est de plus en plus obligé d’adapter le mouvement aux règles de la société, mais pire encore aux règles du foot-business. Cette « adaptation » ne se fait pas sans dommage, puisque le mouvement perd de sa splendeur et de son authenticité. Du coup, on observe de plus en plus de jeunes qui arrivent dans le mouvement déjà formatés par ces différentes règles et pour qui on ne peut plus tout faire dans une tribune. Peut-on alors encore parler d’ultras concernant ces jeunes ? On est bien d’accord, c’est très compliqué aujourd’hui d’être ultra en France, mais on en revient alors à ta question précédente : est-ce que la mouvance ultra, de par son côté underground, n’est-elle justement pas vouée à la disparition ?
Roulian : C’est le souhait de la plupart des associations ultras responsables en France. Une nécessité à mon avis pour un ministre compétent qui veut essayer de comprendre ce qui se passe dans les tribunes et qui serait amener à prendre des mesures. Vu que ce n’est pas le cas, on peut en déduire que les ministres de l’Intérieur successifs sont complètement incompétents sur le sujet des supporters de football et qu’ils ne cherchent pas à le devenir en priorisant la répression.
Sur votre forum, les incidents de Nice/Sainté avaient, par exemple, fait débat… Certains critiquant cette violence, d’autres expliquant que cela faisait partie du mouvement ultra… Vous avez un avis sur la question ?
ULTRASCORE : Oui, pour moi, cela fait partie du mouvement. Du moment qu’il n’y a pas de « victimes collatérales » et que cela est fait entre personnes « consentantes » qui connaissent et acceptent les « règles du jeu » . Après, le fait que ce soit dans le stade, lieu devenu « ultra » sécurisé dorénavant et à la vue de tous, avec justement des risques de « victimes collatérales » , cela n’améliore pas l’image des ultras. Les journalistes, les autorités, n’attendent que ça pour discréditer les ultras et trouver des prétextes valables pour accentuer la répression. En revanche, sur les torches, si l’on veut espérer une « tolérance » comme dans les années 1990, il faudrait selon moi éviter de les jeter sur le terrain ou sur les supporters adverses. Mais ce n’est pas facile d’encadrer tout le monde dans les groupes et de garder une ligne de conduite. Les groupes sont parfois pris entre plusieurs sentiments, forces et positions vis-à-vis de cela. Entre leurs différents membres, les clubs, la « mentalité » et les codes du mouvement, les responsabilités pénales… Il faut souvent « jongler » .
Roulian : Le cas de Nice/Sainté ne me pose pas de problème de conscience, car c’est un incident qui est arrivé dans un stade, de manière spontanée entre groupes rivaux depuis très longtemps. À défaut de le justifier, je peux le comprendre. J’ai plus de mal avec des bagarres (je déteste l’utilisation à tort et à travers du mot « fight » dans les médias) orchestrées à l’avance entre personnes souvent sans rivalité et à l’écart du stade. Autrement dit, le « bourre-pif » de grand-père des années 70 ok, la rencontre en forêt façon « polonaise » , bof bof…
Bete2ouf : Cela peut arriver effectivement à des publics de péter un câble, comme cela peut être le cas dans une manifestation dans la rue. Faut-il pour autant interdire le droit d’aller au stade/manifester à tout le monde ? C’est là qu’on juge la force d’une démocratie.
Un derby, deux grands corps malades