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Mor de faim
13 petits matchs en pro et déjà sensation de l’Euro, Emre Mor vit une carrière Hollywood. Surprise de la liste de Fatih Terim, le futur joueur du BvB, 18 piges à peine, a snobé son Danemark natal, où son parcours a été aussi incertain que ses courses.
Le 28 mai 1997, finale de Ligue des champions entre le Borussia Dortmund et la Juventus Turin. Riedle met au fond deux centres, Del Piero réduit le score. Et puis Lars Ricken, 20 ans, l’enfant chéri, lobe Peruzzi sur son premier ballon, 16 secondes après son entrée en jeu. Un modèle de précocité et de débuts réussis. À peine deux mois plus tard, le 24 juillet, Emre Mor voit le jour à Tingbjerg, quartier ouvrier du nord-ouest de Copenhague où vivent de nombreux immigrés. Son père est turc, sa mère macédonienne et l’argent ne coule pas vraiment à flot. Des parents forcément très fiers de voir leur gamin à l’Euro 2016 mettre le feu à la Croatie lors de son entrée en jeu. Peut-être un peu moins lorsqu’il a attendu que Luka Modrić finisse de répondre aux questions des journalistes pour prendre un selfie avec lui, même si cela prouve qu’il a au moins bon goût. Toujours est-il qu’en 20 minutes de courses et crochets courts sur son flanc droit, l’ailier – qui rappelle forcément le Messi des débuts – a convaincu la Turquie que Fatih Terim avait fait le bon choix, et le Danemark de pleurer sa pépite perdue. Parce qu’autant en dehors que sur le terrain, Emre maîtrise l’art délicat du contre-pied.
Grand talent, grand caractère
Tout commence comme si souvent dans la carrière d’un jeune prodige. Le jeune Emre passe son temps à jouer au foot. Il prend sa première licence à quatre ans, à Bronshoj, modeste club dans la banlieue de la capitale danoise. Là-bas son talent interpelle vite, et il s’engage à Lyngby, club formateur réputé. Pendant neuf ans, les échelons se franchissent tranquillement. Évidemment, il tape dans l’œil des formateurs nationaux. Per Holm, sélectionneur U16 et U18, se rappelle pour la magazine D Bold : « Quand il est arrivé, c’était un joueur très petit. Un petit joueur qui pouvait faire quelque chose d’extraordinaire avec le ballon. Et c’était aussi un joueur très capricieux. Il était très intéressé, mais également très en colère, ce qu’il avait du mal à gérer, et donc il a souvent été expulsé. C’était vraiment un joueur intéressant, et nous savions que nous devions l’aider à maîtriser son tempérament violent. C’était un énorme potentiel, l’avenir de l’équipe nationale. Une fois, Morten (Olsen) l’a vu jouer et a dit : « C’est un bonheur pour les amateurs de football de le voir jouer. » C’était seulement une question de temps avant que nous ne puissions lui faire intégrer la bonne équipe. » Un temps qui manque à Emre, impatient. Après un essai non-concluant à Saint-Étienne, partenaire de Lyngby, Mor se blesse. Boude. En fait trop. En janvier 2015, un simple communiqué met un terme au contrat du prodige, alors âgé de 17 ans. « La décision est basée sur une évaluation globale que nous ne nous voyons plus en mesure de développer le potentiel d’Emre, sans compromettre les valeurs que nous défendons. Nous n’allons pas changer, et cette résiliation de contrat en est la conséquence naturelle. Nous souhaitons à cet égard bonne chance à Emre à l’avenir. » Décryptage signé Per Holm, à Tipsbladet: « Je pense qu’à un moment, ils sont arrivés à la conclusion qu’ils ne pouvaient plus le tenir et qu’il devait aller ailleurs, s’il devait être sauvé en tant que joueur. »
2016, tout va très vite
Mor, lui, ne comprends pas. Pour lui, il n’a rien fait de mal, a toujours vécu selon les valeurs du club. Contre mauvaise fortune bon cœur, il se déclare heureux de pouvoir rejoindre un plus grand club pour obtenir le soutien qu’il mérite. Le plus grand club ne met pas longtemps à se manifester : quelques jours à peine plus tard, le FC Nordsjælland l’enrôle. Destiné à l’équipe U19, l’enfant terrible se glisse rapidement jusqu’en A, avec qui il fait ses débuts en novembre 2015. Mais tout bascule en 2016. À grands coups de dribbles, il arrache temps de jeu, nouveau contrat pro et l’attention de Fatih Terim. Emre ne résiste pas longtemps à l’appel du pays de son père – lui qui n’y a jamais mis les pieds et n’en parle pas la langue. Pour sa première interview à la télévision turque, il dit : « Turkey is the country I love » , en anglais dans le texte. Sur Instagram, il en rajoute : « Certains acceptent ma décision de jouer pour l’équipe nationale Turque, certains ne l’acceptent pas. #hatersgonnahate » Au Danemark, on ne l’accepte pas vraiment. Kasper Hjulmand, son entraîneur en club : « Je ne vais pas dire quoi que ce soit à propos du processus, parce que la citoyenneté est une chose profondément personnelle. Mais c’est une honte pour le Danemark. » Même son de cloche du côté de Per Holm : « Ça me dérange énormément. Principalement parce qu’il a représenté la population danoise avec l’équipe nationale danoise. Mais aussi personnellement, parce que j’ai une relation proche avec lui. Ça me fait mal. » Le sélectionneur danois, Age Hareide, préfère jouer l’apaisement. « C’est dommage de perdre un tel joueur, parce que le Danemark est un petit pays. On ne peut pas y faire grand-chose. C’est seulement ce que ressent le joueur. » Après une cape avec les U21 turcs, Mor goûte à la sélection. Bien qu’il ait déclaré qu’il ne l’emmènerait pas à l’Euro, il ne faut qu’un match à Terim pour changer d’avis.
Toujours le nez fin, le BvB n’attend pas qu’il flambe sur la scène européenne pour l’engager juste avant la compétition. Pour la petite histoire, les papiers sont signés par le père du joueur derrière les barreaux, emprisonné pour avoir, sans assurance, blessé un automobiliste dans un accident de la circulation. Emre Mor, lui, est bien libre, comme il l’a prouvé face à la Croatie. Pas le temps de niaiser. Il en veut toujours plus.
Par Charles Alf Lafon et Nicolas Kohlhuber